Elle bouscule la gente masculine dans l’un de ses derniers pré carré. Son terrain de jeu ? Les routes sinueuses reliant les localités de Muyinga, Masanganzira et Ngozi. Elle lutte, avec comme seule arme son inévitable Probox, pour se faire une place dans ce monde suintant la masculinité : le transport. Nous avons fait un tour avec cette madone du Nord qui a décidé de lutter à armes égales avec les hommes. Le moins que l’on puisse dire est que l’expérience a été palpitante. Récit.
‘’Sugi’’, ‘’Jaja’’, ‘’Knowless’’…, combien de surnoms a cette jeune fille qui fait taxiwoman entre Muyinga et Ngozi ? Ce qui est sûr est qu’elle ne passe pas inaperçue sur les routes du Nord du pays. Les enfants, les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes et mêmes les agents de police de roulage, tous ont un mot gentil et un sourire pour Jeannette à son passage. Jeannette Uwihanganye est son vrai nom. Elle est native de Muyinga et est âgée de 23 ans. De la fratrie de 4 enfants, c’est la seule qui a choisi le métier de chauffeur.
Comment ai-je jeté mon dévolu sur elle ? Il y a quelques mois, alors que je revenais d’une mission en commune Butihinda, un chauffeur véreux qui devait m’amener à Ngozi s’est arrêté à Masanganzira. Il m’a dit qu’il n’avait pas assez de carburant pour arriver à destination. Il m’a prié de descendre de son véhicule. Ne sachant pas quoi faire, je me suis mis au bord de la route pour attendre un autre moyen de transport. C’est à ce moment que j’ai vu cette jeune fille au volant d’un Probox rutilant neuf s’arrêter à ma hauteur. Le premier moment de stupeur de voir une jeune et jolie fille au volant d’un véhicule de transport passé, j’ai embarqué et je suis arrivé à bon port. Mais je me suis juré de revenir parler à cette courageuse demoiselle qui a osé bousculer le politiquement correct pour se lancer dans ce business. En marge d’une autre mission qui m’a conduit à Muyinga, j’ai décidé de remuer ciel et terre pour la retrouver. Voir « Sugi » ou mourir, voilà l’objet de mon obstination. Avait-elle jeté l’éponge ou s’était-elle simplement convertie dans un métier plus ‘’convenable’’ pour les filles ? Plusieurs questions se bousculaient dans ma tête.
Quelques coups de fil et j’avais son contact. Coup de bol, « Sugi » l’intrépide faisait toujours le transport. Une idée folle germa alors dans ma petite tête : et si je louais une place dans son bolide pour passer toute la journée avec elle, histoire de jauger sa passion et comprendre sa motivation ? Un appel pour en avoir le cœur net. La jeune femme me dit qu’elle est à Ngozi mais qu’elle sera à Muyinga dans une demi-heure. Allez savoir pourquoi, mais j’étais sacrément content à l’idée de passer la journée à faire la navette entre Ngozi et Muyinga, mais c’est une idée que je vais vite regretter, vous allez vite savoir pourquoi.
Le ‘’Sebastian Vetter’’, version féminine
Une heure plus tard, la star des parkings m’appelle pour me dire qu’on lève bientôt l’ancre mais que je n’aurais pas la place de devant comme j’avais demandé. Contre mauvaise fortune, bon cœur. Je la remercie et je lui indique ma position et quelques minutes plus tard, elle est là, en chair et en os. Je me joins aux autres passagers de la banquette arrière et le taxi s’arrache.
J’ai la désagréable surprise de découvrir que la vitre ne se baisse pas alors qu’il fait chaud comme dans une marmite bouillante. Une centaine de mètres plus loin, la voiture roule déjà à 100 km/h. Mon enthousiasme tombe à l’eau. Quelques dizaines de mètres plus loin, ‘’la chauffarde’’ double un camion remorque…par la droite ! J’ai de petits picotements au bas ventre, la frayeur m’étreint les tripes, je manque de peu de m’évanouir. Pas une once d’inquiétude chez elle pourtant. Elle commence même à faire des blagues comme si de rien n’était. Le temps de m’acclimater à cette ambiance digne des circuits de la formule 1, nous sommes déjà à Gasorwe.
‘’Sugi’’ au four et au moulin
Ce qui est encore plus dangereux, ‘’Sugi’’ reçoit beaucoup d’appels et par conséquent conduit d’une seule main la plus part du temps, même dans les virages. J’ai la frousse du siècle à cause de sa conduite sauvage. Tout d’un coup, alors qu’elle venait de raccrocher, un monsieur sur le siège de devant décide de la taquiner : « Ko witwa Sugi uri isugi none ?». Un instant j’ai peur que la situation ne parte en sucette, mais l’intrépide ‘’Sugi’’ s’esclaffe et réplique : « Oya sindi isugi ariko ndi inkumi ». Maintenant, c’est tous les passagers qui éclatent de rire, moi compris.
Nous arrivons à Ngozi sans éraflure. Elle débarque les clients et j’en profite pour prendre la place de devant, histoire de m’approcher de ‘’l’as du volant’’. Je découvre l’autre face de ‘’Sugi’’ : très jolie mais très dure en affaire, implacable. Au petit parking de Ngozi, elle est partout, elle aborde tout le monde pour remplir vite son véhicule et repartir. Je l’entends dire : « Hasigaye umwe nce ngenda » alors que je suis seul dans la voiture. Dans le jargon, on appelle ça ‘’gusatira’’, c’est-à-dire déployer tous les efforts au parking pour remplir vite le véhicule et repartir. Dans le cas contraire, on part sans clients pour les ramasser en cours de route. On appelle ça ‘’Gucoma’’ ou ‘’gusaranda’’, mais ce vocabulaire ne fait pas partie de l’univers de ‘’Sugi’’. Elle secoue les bakokayi (rabatteurs), maugrée et crie. Une fille s’approche du véhicule et s’enquiert du prix. « Tu as combien ?…7000 Fbu jusqu’à Muyinga ???? Tu rigoles ? Tu vas te coltiner le trajet à pieds ma vieille ! ». Quelle hargne !
Sa journée est jalonnée de pics, de saillies et de vannes
Une demi-heure plus tard, on s’arrache, destination : Muyinga. Elle débarque et embarque des clients en cours de chemin. Tout près de Bwasare, elle s’arrête près d’un jeune homme. « Tu vas où ? Muyinga ? 5000 Fbu ». Quand le garçon répond, elle manque de s’étrangler. « T’as passé la journée à draguer et à gaspiller de l’argent, maintenant tu viens me les casser avec tes 2000 ?? Va là-bas », et elle démarre en trombe. Sa journée est jalonnée de pics, de saillies et de vannes qu’on ne s’ennuie jamais avec elle. Pourtant, dame Jeannette est d’une bonté désarmante. Elle s’arrête dès qu’un client a besoin d’acheter quelque chose au bord de la route. Parfois, c’est elle-même qui se charge de discuter le prix pour éviter à son client de se faire avoir. Des heures à trimbaler avec elle, et voilà qu’arrive le moment de clôturer la journée. C’est à ce moment qu’elle se rappelle de moi : « Donc tu es journaliste ? ».
Brièvement, elle m’explique qu’elle est très fatiguée, chose que je comprends, moi-même qui n’avais pas conduit toute la journée je me sens exténué. Je parviens à la convaincre de m’accorder quelques minutes.
Ma première question est « Tu n’es pas un peu trop dure avec tes clients ? ». Elle se fend d’un rire et me répond : « Le transport est un métier impitoyable. Si tu ramollis tu es mort. Mais ils savent que je ne suis pas méchante. C’est juste qu’il faut conclure rapidement des affaires et passer à autre chose ». Je risque une seconde question : « Tu n’appuies pas trop sur l’accélérateur ? Ce n’est pas dangereux de rouler si vite ? ». Elle rigole encore une fois et m’assure qu’elle ne roule pas plus rapidement que les autres chauffeurs.
« Oya kweli izo swingi je ntazo bonzanira (abagabo) »
Comment a-t-elle attrapé la passion du volant ? Depuis toute petite, elle était fascinée par les bolides. Elle adorait voir son père rouler à moto. Elle a fait vite d’apprendre à rouler à moto aussi. C’est comme ça qu’elle a fait le taxi-moto pendant 5 ans. Mais, depuis tout ce temps, elle rêvait de conduire une voiture. Après la moto, elle a franchi le pas quand un boss a accepté de lui confier une voiture Probox. Actuellement, ils sont une trentaine à travailler pour une compagnie de transport de Muyinga. Mais elle est la seule fille de la boîte. Il arrive que des clients refusent de monter dans une autre voiture au parking pour attendre ‘’Sugi’’. Et ces hommes qui draguent tout ce qui bougent, ils ne l’importunent pas ? « Oya kweli izo swingi je ntazo bonzanira » (Ils n’oseraient pas, je ne le permettrais jamais, Ndlr).
Des difficultés par rapport à ce métier ? « Des clients partent parfois sans payer, d’autres te disent qu’ils n’ont même pas un rond quand ils arrivent à destination. Qu’est-ce que tu fais ? Tu les tues ? », répond-t-elle du tac au tac.
Economiser pour s’acheter sa propre voiture et travailler à son propre compte ? « C’est impossible, c’est trop cher ». L’interview est plutôt difficile à mener. ‘’Sugi’’ est fatiguée. Elle répond par de très courtes phrases, parfois par des onomatopées. A la fin, elle m’explique qu’il faut vraiment qu’elle aille voir sa domestique qui l’attend pour commencer à cuisiner. Une manière polie de m’éconduire…L’interview se termine presqu’en queue de poisson. Même pas le temps de lui demander si elle a un petit ami. Poor me !
Salut Parfait. Belle plume! Bravo!