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Nos dates malheureuses, repères temporels

Cela s’est passé avant ou après 1972 ? Avant ou après Ntega-Marangara ? Avant ou après la crise de 1993 ? Avant ou après de 2015 ? Telles sont les questions récurrentes lorsqu’on fait allusion à un évènement au Burundi. Cela n’augure rien de bon selon un chercheur en justice transitionnelle, car loin d’être banales, ces dates sont comme des plaies béantes, des repères temporels. Analyse.

Lundi soir, je prends un bus vers le centre urbain de Ruziba. Une conversation entre un homme et son épouse me surprend. « Tu sais que la femme de Claude est folle. », lance le jeune homme. « Depuis quand ? C’était avant ou après la mort de notre porc ?», demande sa femme. Et au mari de répliquer : « Ne me rappelle pas cette tragédie qui a pris la seule richesse que j’avais !»

Selon leurs dires, cette famille n´a jamais rien possédé d’autre que ce pauvre porc. On s’imagine qu’à une certaine époque, ce couple avait sans doute l´espoir que la providence leur permettra d´acquérir un autre porc. Mais le sort en a décidé autrement et la pauvre famille est restée démunie. Elle n´a pu améliorer son sort ni acheter quelque chose d’autre. La mort du porc est donc devenue pour eux un repère temporel.

Et c’est toujours le cas lorsque vous vous adressez à un Burundais. S’il s’agit d’un évènement, l’on vous demandera de facto, quand est-ce que cela s’est passé. Et nous avons nos marqueurs temporels : « Avant ou après 1972 ? Avant ou après Ntega-Marangara ? Avant ou après la crise de 1993 ? Avant ou après 2015 ? ». Ces dates sont tristement devenues des repères temporels pour la plupart des Burundais. 

Des jours malheureux qui ne passent pas… 

Selon Jean Paul Nizigiyimana, chercheur en Justice transitionnelle, ces dates renferment des cris, des larmes et de la désolation pour pas mal de familles burundaises. Il est très rare de trouver un Burundais, toutes générations confondues, qui n’a pas été touché de près ou de loin par ces dates.  « Ces évènements ne se sont pas passés comme des cas isolés. L’un en appelle l’autre tel un cercle vicieux. Comme si ce rond-point rempli de sang nous émerveillait, nous tournons en rond sans se lasser », explique-t-il

C’est une réalité troublante. Ces mémoires violentes alimentent quotidiennement les coins de feu entre familles, entre partis politiques et entre amis, bien plus que les heureuses mémoires que ce pays a vécus. Bien plus, ajoute le chercheur, ces repères sont constamment rafraîchis pour des visées politiques. Dans tous les groupes ethniques, il y a toujours une poignée de personnes qui gagnent de ces divisions. « Ces dates sont une grande ressource mobilisée par les politiques et leur interprétation est volontairement biaisée. », fait remarquer Jean Paul Nizigiyimana 

Comment s’en sortir ?

D’après ce chercheur, il n’existe pas une voie de sortie unique. Tout devra passer par le changement de discours au sein des familles et des partis politique. En outre, la nouvelle génération fait face à un sérieux problème de manque de référence.  « Les personnes qui nous façonnent sont ceux qui ont des biens matériels qu’importe la façon dont ils ont été acquis »

Pour le moment, il faudrait mettre le projecteur sur les personnes qui ont joué un rôle positif pendant ces dates pour arrêter l’hémorragie. Par exemple, ceux qui ont pu ou essayé de sauver la vie d’une personne de l’autre ethnie ou l’autre parti politique. Ces héros ne sont pas connus. Et pourtant, ce serait une source d’inspiration pour la jeune génération : « Il faut que les nouvelles générations aient la référence d’une personne qui est, certes, morte pauvre, mais qui a sauvé la vie de l’autre pendant ces crises. J’avoue que c’est un idéal », souligne le chercheur en justice transitionnelle.

En outre, selon Jean Paul Nizigiyimana, aussi longtemps que l’accès au pouvoir sera pratiquement la  seule source de richesse, le Burundi aura toujours le problème d’instrumentalisation du passé. Les faits sont là. Tous les conflits prennent source dans le contrôle du pouvoir. Au Burundi, on dit que « bamusutseko » quand une personne est nommée dans une fonction politique. « Donc, ce n’est plus la lourde responsabilité qui compte dans l’exercice du pouvoir, mais ce qu’on y gagne.», martèle-t-il. Pour changer cette dynamique, suggère le chercheur, on doit diminuer sensiblement les gains qu’apporte le pouvoir politique et multiplier les sources de revenus. 

 

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