12 septembre 2022. Les Burundais sont appelés pour élire les notables des collines et quartiers. Exit les bashingantahe, vive les bahuza. C’est l’épilogue d’un désamour chronique entre une institution multiséculaire et les pouvoirs qui se sont succédé aux affaires au Burundi depuis l’époque coloniale. Décryptage.
Ni l’administration coloniale, ni les dirigeants du Burundi indépendant n’ont véritablement reconnu et surtout valorisé les valeurs fondatrices d’Ubushingantahe. La justice traditionnelle des Bashingantahe, sous la période coloniale et après l’indépendance, n’a jamais été considérée comme une instance judiciaire à part entière. Pour les autorités à la fois coloniales et celles d’après l’indépendance, l’arbitrage des Bashingantahe était une phase pré-judiciaire, ou parajudiciaire. Par conséquent, leur considération a toujours été à géométrie variable suivant le bon vouloir du pouvoir en place. Selon les contextes, les Bashingantahe ont été soit écartés, soit contrôlés, soit incorporés pour en faire un levier de légitimation du pouvoir, aussi bien pendant la colonisation que sous le Burundi indépendant.
En octobre 1943, le pouvoir colonial, inspiré des réalités européennes, a mis l’institution des Bashingantahe au banc en séparant les tribunaux indigènes et les tribunaux extra-coutumiers. Dans sa thèse de doctorat soutenue à la Faculté de Droit de l’Université Catholique de Louvain en 1999, Mélence Nkubanyi explique que cette réforme a entraîné l’érosion du pouvoir et de l’estime des Bashingantahe, pourtant acteurs clés de la justice burundaise. A l’indépendance, le pays hérite d’une structure judiciaire formée des deux juridictions séparées. Mais très vite, à partir du 26 juillet 1962, le jeune Etat indépendant se dote d’un nouveau code supprimant les juridictions indigènes fondées sur la coutume.
Domaine régalien particulier
Par la suite, de janvier 1987 jusqu’en 2005, l’arbitrage préalable des Bashingantahe avant de porter une affaire au Tribunal de Résidence devient obligatoire. Dans le rapport des actes de la table ronde de juillet 1995 consacré au fonctionnement de la justice du Burundi, René Massinon, juriste belge et spécialiste du droit burundais, avançait que ce rôle avait été attribué « dans le but louable de désencombrer les tribunaux de résidence sans pour autant nuire à la qualité de la justice ». Selon ce juriste et ancien enseignant à l’Université du Burundi, il s’agissait d’une innovation dont « tous les spécialistes se sont félicités » et surtout qui rencontrait les vœux de la population.
Néanmoins, l’exigence d’un procès-verbal fourni par les Bashingantahe au niveau des collines est abandonnée en 2005. Les plaignants peuvent porter leur plainte devant les Tribunaux de Résidence sans passer obligatoirement par les Bashingantahe. Malgré cela, la loi communale leur réserve encore une place, aux côtés d’élus, dans l’arbitrage au niveau des collines. Cinq ans plus tard, en janvier 2010, la loi communale est modifiée et le nouveau texte les exclut des lois et depuis lors, leurs prestations ô combien appréciées par la population et les juristes interviennent en dehors du cadre légal.
La justice est l’une des fonctions régaliennes de l’Etat, ainsi du point de vue des autorités du Burundi, rendre justice ne peut qu’être la prérogative de l’appareil étatique. D’ailleurs, la déclaration du ministre de l’Intérieur est sans équivoque : « Reta mvyeyi iramanuka igashika ku mutumba », c’est-à-dire : « les responsabilités du gouvernement s’étendent jusqu’au niveau des collines ». Ces propos montrent à quel point l’exclusion des Bashingantahe investis de l’arbitrage au niveau des collines a été motivée par la volonté de contrôler l’appareil judiciaire du sommet à la base du pays.
Au contraire, le gouvernement ignore que la justice, par sa mission particulière qui consiste à garantir l’impartialité dans les procédures de jugement, ne devrait pas bénéficier du même traitement que d’autres domaines régaliens. Concernant la collecte de l’impôt, la défense des frontières et la sécurité intérieure ainsi que la diplomatie, seuls les agents placés totalement sous la dépendance du pouvoir exécutif exercent ces fonctions.
Ainsi, le gouvernement ne tolérait pas que le corps des Bashingantahe investis soit « un électron libre » dans l’appareil judiciaire. Dans leur arbitrage sur les collines, ils exerçaient leurs fonctions sans tolérer aucune ingérence, dans l’indépendance et la liberté totale vis-à-vis de l’administration. De facto, aux yeux des autorités en place depuis 2005, il s’agissait d’un pan du pouvoir (judiciaire) dont elles ont voulu prendre le contrôle depuis plusieurs années. Pour rappel, le parti CNDD-FDD se revendique d’une « émanation populaire » et se structure jusqu’au niveau des sous-collines, en dessous de la colline, la plus petite entité administrative.
Les motifs de cette marginalisation des Bashingantahe investis sont à la fois politiques et idéologiques. D’une part, le remplacement des Bashingantahe par des notables élus conduirait, par le « jeu » d’une élection, à légitimer finalement les siens, c’est-à-dire ses « forces vives » jusqu’ici regroupées sur toutes les sous-collines et sous-quartiers du pays dans les « inama nshingiro», c’est-à-dire des cellules dont le parti CNDD-FDD a fait des piliers de son organisation. D’autre part, cette substitution des Bashingantahe investis par les notables élus viserait à délégitimer les anciens régimes, car le pouvoir en place n’a jamais cessé de rapprocher les Bashingantahe aux pouvoirs qui l’ont précédé.
Le culturel à la rescousse du social
Concrètement, les Bashingantahe tiennent désormais une place insignifiante dans la société burundaise, le divorce est consommé entre le monde des Bashingantahe investis et le monde judiciaire. Malgré cela, les notables de collines récemment installés dans leurs fonctions, même s’ils ne sont pas Abashingantahe investis, devront faire preuve d’Ubushingantahe.
Si l’institution des Bashingantahe, aujourd’hui esseulée, s’est durablement installée au cœur des Burundais, c’est pour une raison très simple. Elle fut pendant plusieurs années symbole de mieux-être, d’intégrité, de conciliation, d’arbitrage et de sagesse au Burundi. Par conséquent, les Bashingantahe ont contribué à arrondir les angles entre Burundais dans des moments historiques, par exemple dans la mise en application du décret-loi du 30 juin 1977 de l’abolition d’Ubugererwa (servage).
Si la décision du président Bagaza a été généralement bien accueillie dans tout le pays, sa nature foncière était fortement « confligène » particulièrement dans un pays où aujourd’hui plus de 70% de dossiers pendants devant les juridictions nationales portent sur la terre. De surcroît, les Bashingantahe investis ont facilité la conciliation entre les déplacés, quand ceux-ci sont retournés sur les collines, et ceux qui, parce qu’ils étaient restés sur place, s’étaient appropriés des biens de leurs voisins déplacés. Pour les partisans de l’écologisme, il faut retenir que ce sont les Bashingantahe qui ont conseillé au roi Mwezi Gisabo de ne pas brûler la forêt de la Kibira, quand des rebelles à son pouvoir s’y refugiaient, arguant qu’elle « lie le ciel à la terre, qu’elle nous donne de la pluie ».
Dernier des quatre piliers de l’unité
Le gouvernement du Burundi vient de se débarrasser d’un partenaire socialement légitime et fortement implanté sur toutes les collines du pays. L’Institution des Bashingantahe, par le fait qu’elle est dotée de valeurs incontestables et qu’elle ait été faiblement affectée par les différentes péripéties historiques dont elle a été objet, est à même de mettre en garde les Burundais et de les éclairer sur leur devenir. L’effacement progressif des Bashingantahe s’inscrit dans la logique de la crise liée aux conflits entre les intérêts sectaires et les valeurs morales que le Burundi traverse depuis presque trois décennies.
Admettons que l’institution des Bashingantahe ne soit pas homogène en son sein, mais les Burundais gagneront énormément en promouvant, en protégeant et en transmettant l’Ubushingantahe aux générations futures. En plus du roi destitué définitivement en novembre 1966 ainsi que l’Umuganuro et les cultes de Kubandwa interdites et découragés respectivement en 1929 et en 1930 par le pouvoir colonial, nos ancêtres avaient aussi fait des Bashingantahe l’un des quatre piliers de l’unité du pays.
Quant aux propos des uns et des autres faisant état, sans contextualisation, d’une institution qui « n’a pas voulu intervenir lors des catastrophes qui ont frappé le Burundi », non seulement de telles accusations sont formulées en tenant compte du « temps court » c’est-à-dire moins d’un demi-siècle pour une institution âgée de plus de quatre cents ans, mais aussi elles ne tiennent pas en considération la nanification dont les Bashingantahe ont été victimes en particulier sous les régimes militaires.
Si des institutions établies depuis longtemps peuvent disparaître, être abandonnées ou détruites, ce sont les institutions les plus récentes qui sont en général les plus fragiles, et les plus anciennes, qui ont le plus de chances de durer et d’être efficaces.