La mémoire collective représente l’un des mécanismes qui servent à surmonter les périodes de guerre et à construire une société plus juste. Dans quelle mesure la mémoire pourrait-elle constituer notre principale ressource pour signifier le caractère passé de ce que nous avons vécu en vue de dépasser les déchirures produites par les guerres civiles que le Burundi a traversées ?
Le dictionnaire Petit Larousse définit ce concept de mémoire comme l’aptitude à se souvenir. La mémoire est attachée une ambition, « une prétention, celle d’être fidèle au passé, à cet égard, les déficiences relevant de l’oubli ne constituent que l’envers d’ombre de la région éclairée de la mémoire. » La mémoire est une déclinaison du droit de savoir, l’un des piliers de la justice transitionnelle. Les atrocités qu’ont vécues les sud-africains par exemple marquent leur histoire de façon indélébile. Ces souvenirs sont encore frais dans leur mémoire.
Au Burundi, les conflits les plus structurants des consciences mémorielles et politiques et qui sont restés soit impunis soit caractérisés par des traitements très controversés sont ceux de 1962, 1965, 1969, 1972-1973, 1988, 1991 et 1993. Force est de constater que loin d’être le donné brut des souvenirs, la mémoire est une réélaboration, l’effet d’une reconstruction.
A Dachau, l’ancien camp de concentration situé près de Nuremberg, se trouve un musée destiné à conserver la mémoire de ce qui s’est passé en ces lieux. Au-dessus de l’entrée du musée figurent les mots obsédants du philosophe George Santayana : « Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter.»Cette dernière phrase peut nous montrer la raison d’être de la mémoire. Cela pourrait aussi aider les Burundais qui vivent une situation de confusion où « tout le monde s’appelle bourreaux ou victimes, irresponsable ou responsable en même temps ». Tout le système politique et social est devenu ce que J.S. Muntunutwiwe appelle « un espace communicationnel entre acteurs violents », dans lequel il y a « fabrication des acteurs – agents violents » et « appropriation de l’identité meurtrière assignée ». Dans les pays où on privilégie cette option de mémoire, elle devrait être accompagnée d’une rhétorique de dénonciation et d’une rhétorique compassionnelle.
Le devoir ou le travail de mémoire ? Quelle option pour le Burundi ?
Depuis les années 2000, l’heure est aux débats publics sur la place de la mémoire dans les sociétés qui ont connues des déchirures dans le passé. Oui, dans toute société ayant un passé douloureux comme le Burundi, il y a une peur de perdre leur passé, bien plus que d’être submergés par lui.
Pourquoi certains spécialistes comme P. Ricoeur acceptent de dépasser la notion de « devoir de mémoire » en optant l’expression « travail de mémoire » venant de la psychanalyse freudienne ? Il est très difficile de faire de la mémoire un impératif, parce qu’un impératif est tourné vers le futur : « Tu feras ceci » et il risque de figer dans un statut victimaire la victime. Or, le travail de mémoire est sur le passé. Ce mot travail de mémoire fait aussi mieux comprendre les difficultés que nous devons affronter, ce que Freud appelait résistance.
Les évènements de 1972, de 1988 et 1993 marquent à jamais une déchirure atroce pour le Burundi où des milliers de gens furent tués. Il y a donc l’urgence et le devoir de construire l’avenir par un travail de mémoire pour assumer notre passé et libérer l’avenir de toutes ses insatisfactions. Je crois que dans le cas du Burundi, la substitution de ces deux termes n’est pas conseillée car chacun a son revers mais la prudence est de veiller à ce que le sens de ces deux expressions puisse apparaitre dans le projet de mémoire sans toutefois cautionner la frénésie des commémorations et certains abus liés à la mémoire.
La mémoire comme palette de stratégies de réconciliation
La mémoire au Burundi garde le souvenir douloureux des cicatrices laissées par des crises graves et continues des luttes fratricides entre les ethnies où la vie humaine a été menacée. La réconciliation est par ailleurs le rétablissement d’une relation qui inspire « suffisamment de confiance » pour ne plus diviser. L’engagement mémoriel doit intégrer l’exigence de vérité sur les origines de la crise. Mais pour que ceci soit possible, il faut libérer le Burundais de l’idéologie à base d’ethnocentrisme totalitaire qui pourrait aussi être à la base d’un effondrement axiologique comme disait Adrien Ntabona. Ce n’est pas donc un souvenir, déjà si fragile, mais aussi le jugement de la postérité qui demande un comportement moral renouvelé de la part des générations présentes.
Cependant, cet engagement mémoriel pour la réconciliation pourrait aussi être mis au risque de notre culture à travers les proverbes ou adages rundi tels « Uwugututse ntumusubize akwita ikiburamunwa » ; « Umurundi yimba aguhisha ivu » ; « Umurundi aguhisha ko akwanka nawe ukamuhisha ko ubizi » ; « Urupfu uruyagira uwutabuze ukaba umenye ibanga » qui peuvent nous pousser à nourrir un sentiment de vengeance, de rancœur et de honte.
Dans tous les cas, nous ne pouvons ni prendre l’option des procès de Nuremberg à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ni l’amnésie nationale. Il faut plutôt rechercher la troisième voie comme disait Mgr Tutu, car, après Nuremberg, les alliés ont fait leurs bagages et sont rentrés chez eux. Or, les auteurs dans nos pays sont nos concitoyens avec qui nous devons cohabiter et vivre ensemble.
Dans le contexte d’un pays dévasté par une guerre civile comme le Burundi où le mot pardon semble encore magique, il faut un processus transitionnel inclusif où d’autres acteurs (Eglises, associations) dotés de techniques et des approches plus appréciées et fructueuses en matière de réconciliation peuvent contribuer. Tout en sachant que le pardon ne s’impose pas car c’est un acte volontaire d’un peuple qui veut dire non au passé.
Somme toute, le chemin proposé sera de prendre la mémoire comme chemin qui pourrait conduire le Burundi à la réconciliation en acceptant de sortir de toute déraison identitaire pour un avenir partagé.