La pratique de « Kunyuzura », initiation ou bizutage, en français, est courant dans les établissements scolaires à régime d’internat. Mais avec la crise de 1993, cette pratique a pris une autre tournure, pouvant parfois cacher la haine ou la vengeance ethnique. Témoignage.
1993, le président Melchior Ndadaye est assassiné, après 102 jours de règne. Des tueries, sur base ethnique, se généralisent dans le pays. Des élèves qui étaient partis au Lycée, laissant leurs parents à la maison, espérant les retrouver pour les vacances de Noël, ne les reverront plus jamais. Les vacances venues, ils n’ont plus où aller. Ils restent à l’école. Certains s’en remettent à Dieu, d’autres prennent le chemin de la vengeance et participeront dans la chasse à l’homme, surtout aux Hutu habitant dans les quartiers comme Nyabututsi, Rango. Certains établissements deviendront presque mono ethniques, les élèves hutu ayant quitté les internats.
« Tu peux même y laisser ta peau ! »
Année scolaire 1996-1997, Didier (nom d’emprunt) est en 10ème année dans un collège, non loin de la ville de Gitega. Ayant réussi le test de 10ème lui donnant l’accès au cycle supérieur, il est orienté dans un des lycées à régime d’internat de Gitega. En famille, c’est la fête, car explique-t-il, à cette époque, réussir le test de 10ème n’était pas facile : « J’étais vraiment très content. Je me disais : désormais, je vais dormir sur un matelas, manger du riz, étudier dans un endroit éclairé, etc. Mes amis me verront partir au Lycée avec ‘’umuzinga’’, une grande valise », se souvient-il avec mélancolie.
Voilà, la rentrée scolaire 1997-1998 arrive. Le jeune homme, valise en main, arrive dans la ville de Gitega. Il commence à apprendre des histoires terrifiantes. « Ici, l’initiation est très dure. Tu peux même y laisser ta peau. Les élèves sont très méchants ! », lui signale un commerçant de Gitega, natif de sa colline. Didier est horrifié. Lui, qui vient d’une localité où il n’y a pas eu de tueries interethniques, pensait qu’il sera le bienvenu. Pris de panique, il décide de retourner chez lui pour informer ses parents de la situation.
Quand il arrive chez ses parents, ces derniers sont surpris, car ils n’espéraient pas le revoir si tôt. Il essaiera, sans succès, de les convaincre d’étudier étant externe : « Ils me disaient que personne ne pouvait me faire du mal, que ce sont des enfants comme moi, qu’un garçon ne devrait pas avoir peur. » Dans sa localité, Didier indique qu’un lycéen était très considéré par rapport à un collégien. « Mes parents étaient fiers d’avoir un enfant au Lycée.» Même sa mère, ses sœurs l’ont encouragé de persévérer.
Le lendemain, Didier, la boule au ventre, retourne au lycée.
Un accueil moqueur et inhumain
C’est à 13 heures que Didier arrive dans les enceintes de son lycée, avec sa valise sur la tête. Ce n’est que le troisième jour du début de l’année, les leçons n’ont pas encore bien commencé. Un groupe d’élèves vient vers lui. « Certains étaient torse nu. Tout en souriant, ils m’ont souhaité la bienvenue. Ils ont pris ma valise, et m’ont conduit dans une salle commune », se souvient-il.
Avec cet accueil, Didier est soulagé. Cependant, il ignore que le pire est à venir. Après lui avoir montré où déposer sa valise, une question va le surprendre : « Tu es Hutu ou Tutsi ? ». Son cœur bat. En attendant la réponse, ils lui demandent sa carte d’identité. « Un des jeunes m’a donné deux gifles et je me suis retrouvé à terre. Là, je leur ai dit que je suis Hutu. Et le calvaire a commencé. »
Il est alors déshabillé et on lui donne l’ordre de faire le curage des toilettes, à mains nues. « Un de mes tortionnaires a alors pris un bâton, il m’a sérieusement battu comme une vache. Et les autres criaient derrière moi, m’injuriaient, me disaient que j’avais tué leurs parents, etc. »
Après presqu’une heure, Didier se souvient que certains élèves ont commencé à avoir pitié de lui : « En fait, je saignais beaucoup. Ils ont plaidé pour moi et ils m’ont laissé respirer un peu. La nuit, ils ont voulu me refaire la même chose, mais d’autres s’y sont opposés.»
Didier indique que c’est après presque trois mois qu’il a pu s’adapter. En plus de violences physiques, il devait faire la lessive pour les anciens du lycée, aller puiser de l’eau, faire le cirage de leurs chaussures, etc. Lui et d’autres nouveaux passaient beaucoup de nuit sans manger. Didier affirme qu’à cet établissement, même les encadreurs n’avaient pas le droit de les empêcher de malmener un nouveau-venu. Certaines filles participaient aussi dans ces actions.
« J’ai même pensé à abandonner l’école, mais je me suis souvenu des mots de ma mère et je me suis dit : un garçon ne doit pas avoir peur. Je dois trouver une façon de m’adapter.» Il s’est alors lié d’amitié avec ceux qui ont plaidé pour lui. Il se rappelle qu’aux vacances de Noël, il avait perdu plus de 15 kg. « Quand ma mère m’a vu, elle a pleuré et m’a supplié de ne plus y retourner. Et j’ai refusé », signale-t-il, notant qu’il n’était pas le seul à subir un tel traitement.
Comprendre la souffrance de l’autre…
Aujourd’hui fonctionnaire de l’Etat, Didier affirme qu’il a pardonné à ceux qui lui ont fait ce mal. « En fait, après cette période d’initiation qui durait normalement presque tout le 1er trimestre, je me suis renseigné sur ces élèves qui étaient très actifs dans ces pratiques. Ils étaient majoritairement des orphelins de 1993. Et ils n’étaient plus retournés chez eux. Et j’ai compris qu’ils souffraient beaucoup.»
Didier dit s’être mis à leur place : « Je me suis posé la question : si c’était moi, comment j’aurais réagi ? Peut-être que moi aussi, je serais devenu méchant, brutal. »
Il indique d’ailleurs que certains de ceux-là sont aujourd’hui ses amis. Pour lui, il est important de se mettre dans la place de l’autre, pour essayer de comprendre ses agissements, ses comportements : « La compréhension de la douleur de l’autre, conduit à la compassion et au pardon », conclu-t-il.