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Pourquoi le président de la République devrait-il rejeter le rapport de la CVR ?

Les débats sur le rapport de la CVR, non encore officialisé, sont tellement passionnés qu’ils prouvent davantage une fracture profonde de la société burundaise. Dans les lignes qui suivent, l’auteur relève des incompatibilités dans la loi régissant la CVR et met en lumière le déphasage du fonctionnement de cette commission vis-à-vis des standards internationaux des mécanismes de justice transitionnelle. Opinion.

 Le 20 décembre 2021, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) qualifie de « génocide contre les Bahutu», devant les deux chambres du Parlement réunis, les crimes commis au Burundi entre 1972 et 1973. Le Parlement adopte le même jour le rapport présenté par la CVR et demande au gouvernement de reconnaître ce crime.

Le 10 mai 2022, le président de la République anime une conférence de presse au palais présidentiel Ntare Rushatsi au cours de laquelle il explique que son gouvernement a décidé de ne pas officialiser les « conclusions partielles » de la CVR qualifiant de génocide les massacres de masse perpétrées en 1972 contre les Burundais de la communauté Hutu.

A la suite de cette prise de position du chef de l’Etat, je publie le 18 mai 2022 une analyse dans laquelle j’explique à quel point cette décision du président Ndayishimiye de surseoir à l’officialisation de cette qualification controversée de la CVR témoigne de la sagesse du Chef de l’État. En réalité, les conclusions de cette commission sont de nature à hypothéquer la réconciliation des Burundais, qui est pourtant sa mission principale.

Deux ans plus tard, les conclusions de la CVR ne sont toujours pas officialisées. Désormais, l’objectif semble être l’inculcation des conclusions de ladite commission. Des réunions d’explication sont régulièrement tenues à Bujumbura et à l’intérieur du pays. Les catégories des personnes ciblées laissent présumer une stratégie de légitimation du rapport de la CVR tant à l’interne qu’à l’international. Diplomates, hommes politiques, représentants des confessions religieuses, étudiants, etc,aucune couche de la population n’est épargnée.

Pourtant, plusieurs facteurs incitent à remettre en question le travail de la CVR et par conséquent la crédibilité de son rapport. Dans cette analyse, la démonstration sera étayée par des éléments tirés de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi (2000) et de la littérature sur les mécanismes de la justice transitionnelle. Dans un premier temps, il sera question de mettre en évidence une anomalie évidente dans les lois 2014 et 2018 portant création, mandat, composition, organisation et fonctionnement de la CVR. N’est-il pas pertinent de s’interroger sur le fait qu’une commission qui « n’a pas de pouvoir judiciaire » (lois de 2014 et 2018, Art.2) ait tout de même la mission et le pouvoir de qualifier les crimes du droit international humanitaire ? (Art. 6) Dans un deuxième temps, il s’agira de démontrer que la CVR ne remplit pas les critères internationaux d’un mécanisme de la justice transitionnelle, ce qui est de nature à décrédibiliser ses conclusions.

Quid des compétences pour qualifier les crimes imprescriptibles ?

Premièrement, les missions de la CVR ne sont pas en phase avec les clauses de l’Accord d’Arusha bien qu’elle soit une émanation de ce dernier. Le Protocole 1 relatif à la « nature du conflit burundais, problèmes de génocide et d’exclusion et leurs solutions », particulièrement dans son chapitre 1, permet de relever une erreur de fond sinon un calcul politique incorporé dans la loi de 2014 puis reproduit dans celle de 2018 portant création, mandat, composition, organisation et fonctionnement de la CVR.

En effet, une lecture croisée des prescriptions sur les principes et mesures d’ordre juridique et celles portant sur les principes et mesures relatifs à la réconciliation nationale se trouvant respectivement dans les articles 6 et 8 permet de constater que le législateur de la loi de 2014 puis de 2018 a attribué à la CVR – mécanisme non-judiciaire -, en violation de l’Accord d’Arusha, des missions qui reviennent scrupuleusement au mécanisme judiciaire prévu par ledit accord mais qui n’a pas été mis en place : la commission internationale d’enquête et le Tribunal Pénal. Le tableau ci-dessous conçu à la lumière de l’Accord d’Arusha, comparant les missions de la CVR avec celles de la commission internationale d’enquête, est édifiant.

L’Accord d’Arusha est sans équivoque dans les dispositions relatives à la CVR (article 8) : « La Commission fait la lumière et établit la vérité sur les actes de violence graves commis au cours des conflits cycliques qui ont endeuillé le Burundi de l’indépendance (le1er juillet 1962) à la date de la signature de l’Accord de paix d‘Arusha, qualifie les crimes et établit les responsabilités ainsi que l’identité des coupables et des victimes. Mais cette Commission n’est pas compétente pour qualifier les actes de génocide, les crimes contre l‘humanité et les crimes de guerre ». En réalité, une nuance d’une grande importance ressort de ces lignes. Il en découle que la compétence de la CVR pour la qualification des crimes se limite strictement sur les crimes amnistiables. En lisant en parallèle le chapitre 6, alinéa 11, l’on se rend compte que l’Accord d’Arusha attribue le mandat d’établir l’existence au Burundi d’actes de génocide, de crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité à une commission mise en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

Deuxièmement, les conclusions du rapport de la CVR sont sujettes à caution car le gouvernement du Burundi a mis en place une commission sans respecter fidèlement les standards internationaux des mécanismes de justice transitionnelle. Celle-ci s’inscrit en effet dans la logique de la paix libérale, un des résultats de la chute du communisme dans les années 1990.

Une crédibilité ébranlée

Il convient de souligner d’emblée que le concept de la justice transitionnelle est caractérisé par une hétérogénéité de points de vue (Buckley-Zistel et Zolkos, 2012, p.2). Néanmoins, certains éléments qui ressortent de différentes définitions semblent faire l’unanimité à l’instar des trois interprétations ci-après. L’ONU définit la justice transitionnelle comme « l’ensemble des processus et mécanismes associés à la tentative d’une société de se réconcilier avec un héritage d’un passé à grande échelle afin d’assurer l’obligation de rendre des comptes, de servir la justice et de parvenir à la réconciliation » (Simangan, 2017, p.306). Les mécanismes de justice transitionnelle font aussi référence à un ensemble d’instruments et de mécanismes utilisés dans les Etats post-conflits et post-dictatoriaux, notamment pour dissuader de futurs abus, demander des comptes et parvenir à un consensus sur la vérité et la réconciliation (Benyera, 2015, p.199). Turgls présente la justice transitionnelle comme un éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société, avec l’implication plus ou moins importante des acteurs internationaux, pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé en vue d’établir les responsabilités, de rendre justice et de permettre la réconciliation (Turgls, 2015, p.336).

En recoupant ces trois définitions, la justice transitionnelle consiste particulièrement à enquêter sur les crimes de masse commis dans le passé, à en identifier les probables responsables et à prévenir la commission d’autres abus dans le futur. Il en découle aussi que le mécanisme de la justice transitionnelle requiert l’adhésion d’une partie importante des acteurs nationaux et l’implication des acteurs internationaux. Somme toute, les processus de la justice transitionnelle ont « pour finalité de parvenir à la paix, à la justice et à une responsabilité durable » (Lekha Striram, 2017, p.53 ; UA, 2019, p.8),

En 2014, l’État burundais a mis en place la CVR en 2014 en solo à l’abri des regards internationaux notamment l’Organisation des Nations-Unies. Les commissaires internationaux, qu’il fallait inclure dans cette commission en conformité aux conclusions de la consultation nationale, seront remplacés par un Conseil consultatif international (section 4 de loi de 2014). En réaction, l’ONU avait préalablement regretté ce changement d’approche : « Sans dénier la valeur symbolique d’une telle institution et l’impact positif qu’elle pourrait avoir sur le travail de la commission, ce conseil consultatif ne pourra pas jouer le rôle ni remplir les mêmes fonctions dévolues à des commissaires internationaux avec des pleins pouvoirs » (Nations unies, 2011, p.3). Dans le commentaire sur l’avant-projet de loi portant création, mandat, composition, organisation et fonctionnement de la CVR, les Nations-Unies mettent en évidence le fait que «la possibilité d’une participation onusienne ou internationale à ce comité contribuerait sans aucun doute à élever davantage le niveau d’impartialité, de crédibilité et d’indépendance de la future CVR ».

De surcroît, avec la révision en 2018 de la loi de 2014 portant création, mandat, composition, organisation et fonctionnement de la CVR, l’implication des acteurs internationaux a été presque supprimée. Cette fois-ci: « La commission peut se faire assister par des experts internationaux ou d’autres personnes de renommée internationale en matière d’enquête judiciaire ou dans des domaines connexes jouissant d’une autorité morale » (art 25). L’idée de l’implication des acteurs internationaux est donc tout simplement rendue accessoire alors qu’elle relevait un caractère obligatoire dans le cas de la CVR mise en place en 2014. Là encore, bien que les avis du Conseil consultatif international n’auraient pas eu un caractère contraignant, il n’a jamais été mis en place. Jusqu’en 2017, le président de la CVR plaidait à cet effet en vue de la crédibilité du travail de sa commission (Iwacu, 2017).

La difficile neutralité

La préférence de l’entre-soi dans la mission de recherche et d’interprétation de l’Histoire du Burundi et de la mémoire sera contre-productive. La CVR travaille dans un contexte de mémoires parallèles entre les deux importantes communautés du pays, c’est-à-dire les Hutu et les Tutsi. Le choix de mettre la focale sur les crimes de 1972 et d’en médiatiser les conclusions divise. En réalité, le peuple burundais est tellement fracturé qu’il est difficile qu’une commission composée de Burundais uniquement reconstitue l’histoire du pays sans qu’elle ne soit accusée d’en dissimuler certains pans et d’en falsifier d’autres : « Pour les uns, les Hutus notamment, le génocide a commencé avec les crises d’octobre 1965 et surtout de mai-juin 1972 ; pour les autres, les Tutsi, le génocide a eu lieu avec la crise d’octobre 1993 » (Mukuri et Chrétien, 2002, p.145).

« Nous travaillons sur un sujet qui nous travaille ». Cette phrase de Pierre-Claver Ndayicariye à l’endroit des diplomates accrédités à Gitega est éloquente, démontrant la difficulté de cette commission de prendre de la distance vis-à-vis du passé étudié. Il ne faudrait donc pas complètement exclure la possibilité que les commissaires de la CVR puissent interpréter des évènements ayant emporté les membres de leurs familles dans une logique revancharde pour les uns, et de s’identifier aux victimes de leur communauté ethnique pour les autres.

Dans la plupart des pays dont le passé est jonché de violences meurtrières, la différence dans l’interprétation des évènements peut entraîner l’entretien de mémoires parallèles. Ainsi, la déconstruction de ces mémoires en vue de faire émerger une mémoire collective s’avère une nécessité sans quoi l’Histoire continue de peser de tout son poids dans la configuration de la violence.

Une paix positive requiert une gestion consensuelle et responsable de la mémoire pour éviter que celle-ci ne soit répétitivement le moteur de la violence.

Dans une émission à la RTNB sur le même sujet, un des commissaires de la CVR reconnaît que l’Accord d’Arusha a la force d’une loi depuis décembre 2002 à la suite de sa promulgation par feu président Pierre Buyoya, puis en raison de son intégration dans la Constitution du Burundi. En foi de quoi, il me sied de rappeler que selon ce même accord la CVR  « n’est pas compétente pour qualifier les actes de génocide, les crimes contre l‘humanité et les crimes de guerre ! » (Protocole 1, chapitre premier, Article 8, p. 22).

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Les commentaires récents (2)

  1. Egide Nikiza propose une brillante démonstration. Je souhaiterais ajouter les points suivants juste pour la compléter:

    1 – Si on s’en tient à la définition d’un État de droit, la séparation des pouvoirs en constitue un des principes fondamentaux. La CVR, un organe placé sous la tutelle du Parlement (Assemblée Nationale et Sénat) n’a pas le droit ni le pouvoir de se muer en Tribunal qui relève du Pouvoir Judiciaire. La CVR ne peut, de ce fait, qualifier les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis au Burundi depuis des décennies.

    2 – Dans le cadre de la séparation des Pouvoirs dans un État de droit également, le Parlement lui-même ne peut se transformer en Tribunal et valider la qualification illégale par la CVR des mêmes crimes évoqués plus haut. Lesquels relèvent d’ailleurs du droit pénal international. D’où l’importance capitale de la participation des Nations Unies dans le processus de qualification et de jugement de ces crimes.

    3 – L’absurdité de la qualification des crimes de génocide par la CVR et le Parlement burundais est plus évidente aussi car, un crime jugé implique reconnaissance du préjudice causé aux victimes et restauration de leurs droits et de leur dignité.

    De ce fait, que vaut la reconnaissance du génocide des Hutu en 1972 ou des Tutsi en 1993 s’il n’y a pas des réparations, pas seulement symboliques, des préjudices énormes que les victimes ont subies pendant les pogroms de ces deux années ?

    4 – Reconnaître le génocide des Hutu en 1972 sans juger les présumés coupables de ces crimes et sans prévoir des réparations morales et matérielles, c’est, de la part de la CVR et du Parlement, se moquer des victimes et perpétuer l’impunité de ces crimes pourtant imprescriptibles.

    5 – Le refus catégorique par le gouvernement burundais de la constitution d’un Tribunal Pénal Spécial pour le Burundi proposé par les Nations Unies en 2014 constitue une autre preuve que la CVR et le Parlement préfèrent s’octroyer des pouvoirs judiciaires dont les deux institutions ne peuvent se prévaloir qu’en violation flagrante de la séparation des pouvoirs dans un État de droit.

    6 – En réalité, focaliser exclusivement l’attention sur les crimes de génocide au Burundi constitue une erreur fondamentale et dramatique et un déni de justice.

    Les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ont été commis de façon concomitante au cours des conflits et des guerres civiles qui émaillent l’histoire tourmentée du pays depuis 1965 jusqu’en 2024.

    Athanase Karayenga
    [email protected]

  2. Bonjour Égide .
    Bravo pour ta pertinente communication sur la CVR. Ton analyse met certainnement en lumière des impedimenta liés à la nature controversée de ladite commission et aux conditions dans lesquelles elle mène ses enquêtes combien sujettes d’inquiétudes. Le contenu de ses résultats partiels déjà adopté par le parlement burundais sous la qualification d’un génocide contre la composante hutu, risque encore de diviser la société burundaise au cas où le gouvernement le reconnaîtrait comme tel.
    Notre société a besoin d’être pansé car, ses profondes plaies ne sont pas encore cicatrisées. Le comportement et discours de certains membres de la CVR sont encore loin de recoudre notre tissu social plusieurs fois déchiré.

    Des mesures de discernement, d’impartialité et d’une large responsabilité s’avèrent nécessaires pour ne plus rater notre quête du vouloir vivre ensemble.

    Merci pour tes analyses habituellement partagées et ton intéret de décrypter sur les grands sujet concernant notre pays nous interpelle.