Quand on parle de santé mentale, certains prétendent qu’il s’agit de problèmes propres à la jeune génération. Des caprices qui ne concernent que les enfants gâtés de notre époque. Ceci est un autre son de cloche, expérience à l’appui.
Il y a de cela plusieurs semaines, je participais à une formation et le facilitateur s’entretenait avec un homme âgé qui a fait ses études en Russie. Selon le facilitateur, il y a 30-40 ans les gens étaient plus résilients émotionnellement. La preuve, ils pouvaient supporter des années à l’étranger sans nouvelles de la famille et ce, sans craquer.
À ces mots, j’ai manqué de m’étrangler. Mais je me suis retenue. Je ne voulais pas m’engager dans une conversation dans laquelle je n’étais pas du tout invitée. De plus, le sujet n’avait rien à voir avec le thème de la formation. Mais je n’étais pas du tout d’accord. Et pour cause. Dans ma famille, nous avons un contre-exemple : Claver*.
Insaisissable
Claver est un oncle que je n’ai jamais compris. Toujours ivre, le peu de fois où je l’ai vu sobre, c’est qu’il était malade. En ces rares moments de lucidité, j’ai failli me présenter: « Bonjour, je suis ta nièce. Je suis ici depuis plus de 20 ans, je ne sais pas si tu as remarqué ». Je ne lui connaissais aucun trait de caractère autre que cette gueule de bois permanente.
Claver était insaisissable. Inutile de lui demander des comptes sur les conséquences ou même les motivations de ses actes. Idem pour le futur de ses enfants, la situation financière de son foyer ou encore le rendement de ses terres. Il ne rendait de comptes à personne. Il vivait l’instant présent aux côtés de sa bière et de sa cigarette.
Un jour, j’ai demandé à mon père ce qui était arrivé à Claver. Comment en est-il arrivé là ? J’avais analysé les quelques bouts de son passé dont j’étais au courant et comme les anglophones disent « the math was not mathing ».
Un passé trouble
L’histoire était triste. Il y a une trentaine d’années de cela, Claver posait ses valises dans un des pays de l’Europe centrale afin de poursuivre ses études. Une fois sur place, il a été confronté à de dures réalités telles que le racisme, la précarité estudiantine et un froid glacial. Les vacances n’étaient pas couvertes par sa bourse d’étude alors que les étudiants devaient quitter le campus pendant cette période. Pis encore, difficile pour lui de trouver même un petit boulot dans un pays où la xénophobie avait la peau très dure.
A plusieurs reprises, avec d’autres amis noirs, ils allaient voler et faire griller des épis de maïs dans des champs. Ils en profitaient pour se réchauffer autour de ce feu. Ces hommes des tropiques supportaient très difficilement l’hiver impitoyable de leur pays d’accueil.
De surcroît, Claver ne pouvait pas demander de l’aide à sa famille. A l’époque, une lettre envoyée parvenait au destinataire trois mois plus tard et ce, dans le meilleur des cas. Souvent, les lettres se perdaient en chemin et certaines n’arrivaient jamais à destination.
Tout cela affectait son mental. Et puis, un événement en particulier fit déborder le vase. Claver fut informé de la mort de son père, une année après le décès de celui-ci. « Lorsqu’il est parti à l’étranger, Claver était un homme jovial, plein d’humour et de joie de vivre. L’homme qui est revenu était triste, taciturne et morose. Plus jamais, il n’est redevenu comme avant», se souvenait mon père. Mon père se rendait bien compte que son frère était bizarre mais il comprenait.
Il y a d’autres Claver
Mais la question qui me hantait le plus et qui trotte toujours dans ma tête était : « Y a-t-il d’autres Claver ? ». Y aurait-il dans la génération de nos parents, des pères et des mères qui n’ont jamais eu l’aide dont ils avaient besoin et dont l’état mental affecte jusqu’à aujourd’hui les carrières, les foyers et les enfants ? Des personnes isolées, car elles n’osent pas avouer leur mal être. Et qui sont pointées du doigt et stigmatisées lorsque les conséquences se font ressentir. Des situations auxquelles personne n’ose faire face parce que personne ne sait quoi faire. Vous voyez de qui je parle ?
Mon oncle Claver avait besoin d’une aide psychologique qu’il n’a jamais reçue. Je ne me permettrais pas de juger quiconque. A l’époque, personne ne savait quoi faire face à une telle situation à part prier et patienter en espérant que le nuage se dissipe. Sauf que la situation n’a jamais changé. Au contraire, elle a empiré.
Nihatari turageramiwe kWer