Mémoire, un lieu de tension ? Mémoire, représentation sélective du passé ? Saviez-vous que la mémoire collective peut être la cause de beaucoup de maux ? Au lieu de servir d’élément rassembleur, elle peut s’avérer problématique dans la mesure où elle peut n’être qu’un cadre qui nous permet de nous construire « notre » réalité. Cet article nous montre comment, dans certaines conditions, les chercheurs prônent l’oubli comme étape intermédiaire vers l’apaisement en cas d’absence de consensus.
Avec les crises socio-politiques qu’a connues notre pays, chaque communauté (hutu et tutsi) s’est construite une mémoire et cela suite à un processus de socialisation axé sur la représentation que les acteurs, hutu et tutsi en l’occurrence, se font du conflit : « Baratumaze,baraduhoneje,… ». Pendant que ces représentations mettent à l’honneur un groupe de gens, elles dévaluent les autres groupes en transformant les différences en justificatifs pour les discriminer. Ces représentations sont soit acceptées, soit refusées par les groupes exclus qui produisent à leur tour des représentations alternatives.
L’on pourrait donc dire que la mémoire peut être un lieu de tension où les hiérarchies, les inégalités et les exclusions sociales sont soit construites soit renforcées, confrontées et transformées, comme on peut le constater dans notre pays. Ces mémoires liées à un passé tragique sont alors transmises et cultivées souvent de manière informelle et sont porteuses d’une charge émotive importante.
Quid de la mémoire collective ?
Denis Peschanski, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et directeur de recherche au CNRS parle de la mémoire collective comme étant « la représentation sélective du passé participant à la construction identitaire d’une société ou d’un segment de cette société ». Elle peut se construire sous forme d’un Mémorial, d’un musée où le passé d’un peuple est retracé. Elle est constituée de symboles, de récits, de narrations et d’images qui participent à la construction identitaire d’une population. Ces représentations sociales nous permettent entre autres, d’interpréter et de construire notre réalité.
L’historien français Pierre Nora quant à lui affirme que la mémoire collective est « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante ».
Au Burundi, force est de constater qu’il y a une mémoire hutu qui serait à côté, voire en opposition, d’une mémoire tutsi. Les deux ethnies auraient donc chacune une mémoire collective. En d’autres mots, il y a un « Eux » et un « Nous ».
La remémoration : une erreur ?
De nos jours, il est évident que le thème de la mémoire collective est difficilement indissociable du principe de cohésion sociale. Cependant, la manifestation de cette mémoire sous forme de célébrations ou de commémorations, tout comme la remémoration d’évènements traumatisants pour toute une collectivité, suscite un vif débat aujourd’hui, ailleurs, tout comme chez nous.
Dans son ouvrage, Eloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, David Rieff, analyste politique et grand reporter américain remet en cause la pertinence de l’opinion généralement partagée qu’ « il serait moral de se souvenir et immoral d’oublier ». Et si on se fourvoyait ? Cet auteur interroge la nécessité d’entretenir une mémoire collective autour des tragédies du passé, car selon lui, cette dernière renferme des pièges et des risques de nature aussi variées telle que la récupération politique, la fausse impartialité, la favorisation du ressentiment, ou encore la réactivation des guerres et des inimitiés. Pour lui, il est indéniable que dans de nombreuses parties du monde, le devoir de mémoire ou l’obligation morale de se souvenir d’évènements tragiques nourrit davantage la vengeance que la paix. De plus, en ces temps de remémoration, le prix moral du souvenir semble souvent plus lourd que celui de l’oubli.
« Il est plus moral, sinon raisonnable, d’oublier »
Selon toujours cet auteur, qu’il soit obligé par les vainqueurs ou par des victimes déterminées à obtenir réparation, le souvenir collectif est toujours politique, la plupart du temps influencé et/ou intéressé. Il conduit bien trop souvent à la guerre plutôt qu’à la paix, au ressentiment plutôt qu’à la réconciliation, hypothéquant ainsi le difficile travail du pardon. L’exercice de mémoire collective, selon David Rieff, doit être considéré comme une option et non comme une obligation morale. Parfois, il est plus moral, sinon raisonnable, d’oublier. C’est ainsi que l’auteur introduit la positivité de l’oubli sur le terrain politique.
Si l’on a tendance à considérer l’oubli comme l’opposé de la mémoire, avec l’ouvrage de cet auteur, l’oubli devient la condition de l’exercice normal de la mémoire, comme une sorte de régulateur. Aussi, une forme d’oubli s’avère-t-elle souhaitable pour des raisons de survie, quand il s’agit d’alléger la mémoire d’un trop-plein d’intensité d’expériences passées, souvent douloureuses et traumatiques. Car d’après lui, on ne peut nier le danger récurrent de la prise de contrôle de la mémoire et de l’histoire par la politique qui est désormais objet d’appropriation de nombreuses minorités ethniques, religieuses et sexuelles bien décidées, non seulement à contester les grands récits officiels traditionnels, mais aussi à les modifier, sinon à les transformer entièrement.
L’oubli comme solution temporaire
Dans les sociétés où il y a consensus sur ce qui s’est passé, Rieff affirme qu’on peut parler de la nécessité ou de l’utilité de la mémoire. Mais dans le cas où il n’ya pas de consensus, l’oubli peut servir d’étape intermédiaire vers l’apaisement, à la fois pour éviter les risques de nouvelles dérives et pour préparer une période plus propice à la remémoration car, se souvenir ne permet pas toujours la réconciliation ou le rétablissement des libertés. Nietzsche le disait bien à propos de l’oubli positif : « L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae (force d’inertie) comme le croient les esprits superficiels, c’est bien plutôt un pouvoir actif ».