Au Burundi, la mémoire collective des crises qui ont jalonné l’histoire du pays est souvent dominée par la dichotomie Hutu-Tutsi, reléguant les autres sous-ensembles de la société, ne s’identifiant pas forcément à ces deux grandes forces sociales, à savoir les swahilophones. Leur contribution semble rester marginale dans les initiatives nationales de traitement du passé alors qu’ils ont joué un rôle important dans l’histoire du pays.
Ces communautés, concentrées dans des quartiers urbains comme Buyenzi et Bwiza à Bujumbura, ou dans des centres urbains des provinces liées au commerce transfrontalier et la religion musulmane, ont pourtant joué des rôles significatifs dans l’histoire burundaise, notamment dans l’enrichissement culturel et la lutte pour l’indépendance. Alors, pourquoi leur voix reste-t-elle si peu audible dans les débats sur le traitement du passé ?
Une identité complexe et mal comprise
Le terme « Swahili » au Burundi charrie une double connotation. D’un côté pour les connaisseurs, il est associé à un riche héritage culturel, celui d’une langue véhiculaire et d’une communauté historiquement liée au commerce et à l’islam. Sous un autre angle, une perception négative est paradoxalement partagée par les communautés des deux berceaux de la langue swahili, le Kenya et la Tanzanie, où un mswahili qui par essence devrait juste se limiter à quelqu’un d’ascendance swahili, est parfois associé à des stéréotypes négatifs, comme celui du personnage volubile et loquace dont les propos ne regorgent que de peu ou pas d’authenticité. Ces étiquettes vont plus loin au Burundi. Ce sont eux les mercantis, les petits futés à plus d’un tour dans le sac, les adeptes de l’occulte, ce sont même eux qui ont le dernier mot sur tous les deals peu orthodoxes.
Cette ambivalence terminologique entraîne une marginalisation systémique et banalisée des communautés swahilophones, souvent perçues comme « non-autochtones ». Ce phénomène est d’autant plus marqué dans une nation burundaise où l’identité est fortement polarisée entre les deux groupes majoritaires, Hutu et Tutsi.
Un rôle historique éclipsé
Les communautés swahilophones ont joué un rôle déterminant dans la lutte pour l’indépendance du Burundi, servant de ponts culturels et politiques grâce à leurs liens privilégiés avec des figures influentes sous régionales surtout de la Tanzanie anticoloniale et de ses idéaux panafricanistes, incarnés par la politique de l’Ujamaa prônée par Julius Nyerere. Pourtant, après 1962, leur influence s’est estompée, les régimes successifs les reléguant au rang de citoyens de second rang, exclus des postes de pouvoir et privés de reconnaissance de leur identité distincte.
Ce n’est qu’après les élections de 2005, dans un effort d’union nationale, que la communauté swahiliphone commence timidement à être reconnue sur le plan historico-culturel. Une reconnaissance qui se manifesta non seulement par une intégration politique dans les sphères décisionnelles, mais aussi et surtout par la proclamation des jours de fêtes majeurs de la foi musulmane comme jours fériés au Burundi dès 2007.
Cependant…
La loi n° 1/31 du 3 novembre 2014 consacre le Kiswahili comme langue régionale, mais non officielle, derrière le kirundi et le français. Ce statut limité, motivé par une volonté d’intégration est-africaine, ne valorise pas pleinement l’identité swahiliphone, poussant ces communautés à s’assimiler aux autres dynamiques sociales pour une meilleure intégration. Une assimilation rejetée par beaucoup, comme l’illustre le litige entre l’association Via-Volonté Haki Sawa et le gouvernement burundais.
Une marginalisation dans les récits mémoriels : un cadeau déguisé ?
Dans les débats sur le passé tumultueux du Burundi, les Swahiliphones restent en marge, leurs histoires complexes éclipsées par le spectre des tensions Hutu-Tutsi. Pourtant, dans les quartiers où le swahili se parle, se chante et se vit, ces communautés, forgées par les valeurs solidaires de la madrasa, qui est bien plus qu’une école coranique, mais un creuset de lien social, ont bâti une résilience discrète mais inébranlable face aux discriminations récurrentes qui ont endeuillé le pays. Ironie du sort : cette marginalisation, souvent cruelle, a transformé leurs quartiers en sanctuaires de neutralité, des refuges où, lors des crises, des âmes traquées par les escadrons de la mort ont trouvé un abri salvateur.
Si ce statut involontaire ne doit en aucun cas rester un fardeau silencieux, l’heure est venue d’assumer l’identité swahiliphone burundaise, avec ses propres repères. Il est crucial d’intégrer les parties prenantes issues de ces communautés dans le récit national, afin qu’elles trouvent leur principale caisse de résonance dans une Buja FM, une RTNB, une HTV, un Yaga, etc., mais surtout et primordialement dans un hémicycle de Kigobe, plutôt que dans ce que peut offrir un conglomérat de AZAM TV & Co. Only then, ces communautés deviendront des acteurs dynamiques du présent et de l’avenir du Burundi.