Conscience oblige, Armel Uwikunze, dans son style décalé, avec ses mots résolus mais emplis de métaphores, évoque un fait qui lui semble indispensable pour le moment : apprendre des erreurs du passé, de nos « pères », de nos voisins pour ne pas les reproduire.
Il était beau, cet héritage. Une forêt d’avocatiers, aux feuilles verdoyantes et foisonnantes à perte de vue. Il fallait voir le soleil jouer dans les feuillages, les traverser furtivement, se dérobant rapidement comme la cuisse d’une vierge exposée au regard du passant ; vraiment beau à couper le souffle. Qu’on le leur accorde, c’était bien pensé : ces arbres mettaient de la grâce dans le paysage ocre de nos mille collines dénudées.
Après la chute du régime, quelques-uns parmi nous avaient préconisé de les couper, de les éradiquer, mais l’exemple de nos voisins de l’outre Kanyaru (c’est-à-dire au-delà de la frontière) nous en avaient dissuadé. Un héritage reste un héritage, et tant mieux s’il est verdoyant plutôt que sanglant. On allait l’exploiter donc, comme ces frères voisins, pour que « les erreurs du passé nous servent de leçon pour l’avenir ».
Avant et après
Où est maintenant le Rocher ? Des ruines. Et nous, toujours debout sur nos deux pieds.
Peu importe qu’à l’ombre du Rocher (de la prison), par le passé, on n’avait pas eu droit ni aux fruits, ni à la fraîcheur que ces fruitiers étaient censés procurer. Qu’à cela ne tienne, on a décidé de passer l’éponge, quitte à se mettre à dos les partisans du « dent pour dent ». Tout comme dans l’ancien camp, chez nous, les radicaux ne manquent pas, décidés à en découdre, à assouvir leurs envies vengeresses en maquillant cela en soif de justice. On avait déjà connu cela, et on ne refera pas la même erreur. Peu importe si ces quelques aigris nous appellent négationnistes. On se souvient très bien, mais on a choisi d’oublier.
D’ailleurs, qui pourrait ne pas se souvenir du Rocher, la construction la plus solide de tout le pays, mieux gardée que l’enfer même, le meilleur endroit pour garder la pire espèce de criminels que la Géhenne* ait jamais vomit et qu’on désignait sous le terme générique d’Ennemis de la nation, donc nous ! Mais après tout, où est maintenant le Rocher ? Des ruines. Et nous, toujours debout sur nos deux pieds, la tête plus haute que jamais.
L’heure de la conscience
On a assez vécu dans ce genre de contrées où, pour survivre, il faut être ou sourd ou muet ou aveugle, le mieux étant d’être les trois à la fois, tout le monde feignant de ne pas voir, de ne pas entendre et d’avoir une langue en plomb. On finit toujours par exploser, on en est la triste preuve.
Tout ce qu’on a à offrir à notre peuple, c’est cette grande valeur qui devrait nous permettre de disposer de nous-même à notre guise.
Prenant exemple sur le passé, on va essayer de prouver que parfois l’idéalisme peut avoir le dessus sur la plate réalité. Qui aurait pu deviner quelle saveur exquise avaient ces avocats ? Pourquoi se laisser emporter par la colère alors et nous priver d’une probable source de revenus ? Tant pis si, par le passé, on n’a pas pu se hisser à la première place d’exportateurs d’avocats, mais comme on se l’est dit, toutes ces erreurs du passé devraient servir de leçons. Et quand on voudra mettre sur pied notre projet de papayer – projet plus pertinent et que l’ancien régime aurait dû exploiter, car trouver une papaye ces temps-ci équivaut à dénicher le Saint Graal –, on aura eu notre cobaye et on fera bien le tour de la question, et qui sait, à défaut d’être les premiers en avocats, on pourrait l’être en papayes.
Comme l’ancien régime, tout ce qu’on a à offrir à notre peuple, c’est cette grande valeur qui devrait nous permettre de disposer de nous-même à notre guise. On s’est battu pour elle, on a péri pour elle, mais on ne périra pas par elle. On laissera le peuple fronder sans le gronder en retour, on le laissera gentiment choisir entre les avocats et les papayes ce qui est à son goût.
* La Géhenne est une vallée étroite et profonde qui, dans la littérature religieuse, représente un lieu de terribles souffrances, puis d’habitation des pécheurs une fois qu’ils sont décédés.