Michel Kayoya, a décrié les tares qui font obstacle au développement. Son livre Entre deux mondes rédigé il y a un demi-siècle reste étonnement d’actualité.
Nous sommes en mars 1969 quand l’Abbé Michel Kayoya produit noir sur blanc son deuxième livre « Entre deux mondes– d’une génération à l’autre » à la suite de son premier roman à succès « Sur les traces de mon père » de 1968. Il écrit pour ses neveux et nièces, mais ses lignes tracées avec tant de minutie et de recherches ne sont pas qu’une simple missive. C’est un véritable bouquin sensationnel dont les idées restent d’actualité. « Entre deux mondes » est un cri, un haro pour un peuple victime d’une rencontre de cultures et qui perd ses valeurs traditionnelles au contact du colon. Le clerc salue, loue, chante les vertus des « Bagabo » d’Afrique, les femmes dignes et les dignes mères, les sœurs debout dans la vie ; mais tout de même il déplore le sous-développement qui étrangle son peuple. Son cri monte jusqu’à nous. Comment en effet le mantra populaire d’un pays développé verra se lever son jour si les entraves soulevées par Kayoya il y a plus 50 ans minent la société burundaise aujourd’hui plus que jamais ? L’homme d’Eglise observe la vie de son peuple, dégage les entorses qui l’étouffent et ils les baptisent expressément « les maladies du sous-développement ». Qui sont ces maladies ?
1. La dégénérescence sociale
Le peuple, dit Kayoya, « est comme un homme. C’est un organisme vivant. De même que beaucoup d’hommes sont psychologiquement mal construits, peu de peuples sont socialement sains ». Ce peuple sain est fruit d’hommes debout et de lois justes. Hélas, qu’est devenue notre société après son contact avec l’occident ? Un bouleversement s’est opéré dans nos têtes de nègres envoutés. La valeur d’Iteka, d’Ubuntu et d’Amajambere a perdu son repère. L’évolué n’est plus celui qui soumet les circonstances et reste maître de lui. Il n’est plus conçu comme l’homme qui EST mais comme l’homme qui A. L’homme qui a l’argent, la Primus, des sorties et de l’ambiance. La femme coiffée, jupée, nichée bien haut dans son accoutrement exotique. Ce confort, l’homme de notre temps veut l’obtenir à n’importe quel prix même à celui de la vie des autres. La coutume n’a plus ses racines, les valeurs ancestrales partent en fumée. Michel Kayoya s’indigne contre la dégradation du mariage jadis soumis à une stricte réglementation. Son cri est poétique mais strident : « Oh ! Il la prit femme sans contrat. Il a blessé la moralité ! Comment la fille de mon pays est-elle devenue une meule, un mortier qu’on essaie. A-t-on osé la démonter, la remonter comme une machine ?» Les lois coutumières sont jetées à l’eau, c’est la dégénérescence sociale. Kayoya ne mâche pas les mots pour dénoncer les entraves au développement. Plus loin, il va pointer du doigt les gens qui vivent au dépend des autres. Il appelle cela le parasitisme social qui est une autre maladie du sous-développement.
2. La religiose
Kayoya se complait à forger un néologisme « la religiose ». Il fallait du courage à un clerc de la première République pour dénoncer la pratique religieuse d’alors. Il n’y va pas par quatre chemins quand il faut dénigrer sa propre religion qui n’atteint pas les consciences : « Je vois le sous-développement, je vois la religiose, le peuple qui dort, espérance faussée, foi-formule non vécue ». La religion n’a d’ailleurs pas éradiqué les pratiques occultes de sorcellerie et de divination que notre auteur étale et dénonce en bloc. Il appelle religiose cette foi non vécue, cette religion du dimanche, la religion du signe de croix qui ne transparaît pas dans les actes. C’est cette dévotion des adultes qui ne savent pas reconnaître les causes d’un malheur. La religiose est le stade instinctif, manteau du dimanche, veston de gala ; un ferment inadéquat à nos sociétés déjà au plus mal. Est-ce que cette religiose a de nos jours trouvé son remède ? Loin s’en faut. Dans un pays où les églises sont pleines à claquer ; dans une nation christianisée à plus de 90 % et où le nom de Dieu se chante from the bottom to the top, d’où sortent ces crimes perpétrés sous nos yeux ?
3. L’hébétude et la myopie sociales
Kayoya emprunte des termes liés à la médecine pour mieux illustrer la société dans laquelle il vit. L’hébétude sociale est pour lui « l’attitude incompréhensible du paysan devant les nouvelles techniques que lui montre l’agronome…, l’état statiquement morbide de ce peuple qui n’invente pas, ne crée plus, ne cherche plus, qui attend ». Elle est aussi une maladie du sous-développement en termes d’immobilité, fixisme, paralysie et inactivité. Des hommes se complaisent à stagner dans les vieilles habitudes avec un grand désintérêt pour un potentiel inexploité : « Pierre et argile abondent, il suffit d’y penser pour ériger des maisons riantes sur toutes ces collines mises là pour être le repos des yeux, fatigués par le chaos de la ville », mais l’élite intellectuelle ne s’en soucie pas. Au lieu de se lancer dans les travaux de production, elle s’entasse dans les villes, brulée par la soif d’ambition, terrorisée par le pacte juré d’une politique éphémère. La jeunesse non plus n’est pas plus habile, « elle est là, achetant et revendant boîtes d’allumettes et savons de toilette, ils sont là, un accident d’auto les attire, un fou fâché les égaie, une bouteille qui casse les amuse ». C’est le sous-développement. Dans cet état maladif qu’est l’hébétude sociale, le peuple n’a plus confiance en ses fils qu’il soupçonne incompétents. Au lieu de créer du travail, on crée d’abord le fonctionnaire. L’hébétude sociale incline les éléments actifs du peuple à quitter le travail de production pour s’engouffrer dans le travail de consommation.
La myopie sociale est une autre maladie qui freine le développement. Elle empêche de voir avec les vrais yeux la misère du compatriote dans le pays en voie de développement. Michel Kayoya plaint le sort de ceux que l’école n’a pas gratifié et sont restés non instruits. Il part de lui-même et de son grand bagage intellectuel pour plaindre les démunis : « Je dormirai tranquille dans un lit moelleux, alors que mon père finit ses jours dans la hutte misérable de ma naissance. Sans honte, je sablerai le champagne alors que mon boy, mon cousin et l’enfant de mon peuple n’ont pas de quoi assouvir leur faim de famine. J’oserais, à haute voix réclamer hauts salaires, indemnités et primes, alors que mes domestiques ne sont pas payés depuis un an ». Cette boutade n’est pas sans ironie pour interpeller sans les nommer les nantis qui se fichent des miséreux. La myopie sociale fait fermer les yeux sur les frères en détresse.
4. La bougeotte sociale
Un autre terme naturellement utilisé au gré de Michel Kayoya dans son grand apitoiement sur sa société. C’est une autre maladie du sous-développement qu’est la bougeotte entendue comme instabilité de lois et de décrets. Kayoya n’en revient pas : « Chaque mois quatre décrets, chaque année vingt lois. Puis encore six décrets et huit lois. Et cela dans tous les domaines. Le pauvre paysan n’en sort plus. Le pauvre gueux n’y croit guère ». A l’instabilité des lois succède l’instabilité des personnes. Un gouvernement succède à un autre. Kayoya dénonce sans ambages le système politique des pays sous-développés : « Les ministres des pays sous-développés acquièrent vite l’attitude de spectateur impassible. L’homme qui sait qu’il ne restera pas longtemps, le film tourné, il sortira, videra les lieux, prendra son chapeau, sa canne et son porte-monnaie. C’est le sous-développement ». Quand un autre le remplace, il ne s’y connaît en rien, il a du mal à dépouiller les documents, car c’est un vétérinaire. Les fonctions de l’Etat ne suivent pas le mérite, mais quelque autre critère fallacieux.