On entend souvent parler de ces jeunes hommes du centre et de l’est du pays qui partent voir où l’herbe est encore plus verte, c’est-à-dire en Tanzanie. Mais les voir, les entendre parler, lancer des blagues sur leur vie est plus qu’intéressant. Après une mission de travail à Kayogoro, j’ai repoussé mon départ d’une journée (au détriment de ma bourse qui s’amenuisait) pour pouvoir voyager avec eux. Ce bout de chemin ensemble a été plus qu’intéressant. Récit.
Encore une fois, je viens d’avoir la chance de découvrir un coin de mon pays que je ne connaissais pas encore. Ce vendredi-là, je suis arrivé dans ce coin perdu de Makamba qu’est Kayogoro. Je pensais devoir m’acquitter rapidement de ma mission pour repartir aussi vite, car je ne pouvais qu’imaginer m’ennuyer dans un bled où il n’y a ni électricité, ni eau courante, encore moins de connexion Internet. Sauf que je me trompais sur toute la ligne. La première surprise a été que Kayogoro possède une connexion Internet plutôt correcte par rapport à d’autres coins de l’intérieur du pays. Et pour cause, au moins trois antennes-relais sont implantées sur une colline surplombant la petite localité. Il y a aussi de l’électricité à Kayogoro et, dans le petit motel où je suis descendu, l’eau coule dans les robinets. Bon, rien de nouveau jusque-là. C’est au retour de Kayogoro que j’ai vécu une aventure intéressante dont je me souviendrai, précisément dans un bus reliant Kayogoro à Gitega. Je suis passé par Gitega, car on m’avait dit la veille que beaucoup de jeunes « Bavuye gupagasa muri Tanzaniya b’i Karusi n’i Gitega bariko bataha ku bwinshi » (Ils rentrent en grand nombre de Tanzanie, les jeunes travailleurs de Gitega et Karusi).
Un voyage en mode survie
Le matin, je me dirige vers le parking de Kayogoro. J’ai la chance de tomber sur le motard qui m’avait déjà aidé dans les courses. Très charmant, le gars me propose de me déposer au parking pour chercher un moyen de transport. Très content de retrouver un visage connu, je monte sur sa moto. Il négocie même le prix du ticket pour moi : 25 000 BIF pour regagner la capitale économique. Tout le monde est satisfait. Sauf que le bus dans lequel il me propose de monter est archibondé. Je fais la remarque à mon bienfaiteur qui me rit au nez. « Barakuronderera ikibanza » (on va te trouver une place), me dit-il entre deux éclats de rire. Comment ça, une place ? « Kandi nshaka kwicara imbere ntibampakirireko imizigo » (Je ne veux pas qu’on me mette avec les bagages, il me faut une place de devant). Il rit de plus belle avant de me dire que l’affaire est réglée, que j’aurai la place devant. Il me murmure à l’oreille qu’on va déplacer quelqu’un pour me laisser la place. Je patiente un moment, puis le chauffeur, un certain Z.F, une sorte de star du volant là-bas, vient me voir et me dit de monter, alors qu’il y a déjà deux personnes devant, en plus du chauffeur. Devant mon incrédulité, il me dit : « Imbere hicara 3 » (À l’avant, il y a de la place pour trois personnes). On se serre comme on peut, et voilà qu’on s’arrache. Je pense être au bout de mes surprises, mais je suis loin du compte. Si je dis que le bus était très bondé, je suis en dessous de la réalité. En fait, il était plein à craquer ! Le mini-bus destiné à transporter 18 personnes en transportait au moins 30. Entre mes jambes, mon sac à dos, sur lequel le chauffeur avait déposé un bidon de 5 litres d’huile de palme d’un passager sans me demander mon avis. Entre le bidon et le sac, un autre passager est venu y glisser une machette flambant neuve. Plus tard, Z.F reviendra pour ajouter à tout cela 5 bouteilles en plastique de Kinju pleines d’essence. Rejoindre Gitega ne sera pas une mince affaire dans ces conditions, en plus des routes cabossées.
L’incident
Des passagers se penchaient sur nous, ceux qui étions assis à l’avant, dans une position mi-assise mi-debout. Presque tous venaient de Tanzanie, à l’exception du chauffeur, de moi-même et d’une femme qui avait collé sa poitrine sur mon flanc gauche, à cause de l’exiguïté de l’espace. La plupart des gars passaient des appels pour annoncer à leurs proches qu’ils rentraient. Un gars robuste derrière moi prend son téléphone et appelle sa femme, mais malheureusement, c’est un homme qui répond avec insolence : « Umugurire igitenge ngure ikindi, umugurire ikareso ndamugurire iboka » (Si tu lui achètes un pagne, je lui achète un autre. Si tu lui achètes un sous-vêtement, je lui achète un boxer). Le mari bafoué a le regard livide. Il prend tout le bus à témoin, comme s’il venait d’attraper sa femme en flagrance d’adultère. On a beau lui rappeler que c’est peut-être quelqu’un qui voulait lui faire une mauvaise blague, que sa femme n’a peut-être rien fait, il ne veut rien entendre. Il nous répète plusieurs fois que le téléphone sur lequel il venait d’appeler sa femme lui avait coûté 70 000 BIF la semaine précédente. Quelques minutes après, il appelle le chef des jeunes du parti au pouvoir (Imbonerakure) de chez lui à Karusi pour lui dire textuellement : « Genda ubwire umugore wanje, uti akagusanga aho, aca agukata umutwe, ku neza yiwe abe arakinjura » (Va dire à ma femme que je ne dois pas la trouver à la maison, sinon, je lui coupe la tête. Pour son bien, elle doit déguerpir). Après 30 minutes de colère noire, le type se calme et se mure dans le silence. Il sort de son silence une heure après pour dire au chauffeur : « Shoferi ushitse ahari Amstel, uce uhagarara ngure 5, 2 ziwawe, na 3 z’iwanje » (Chauffeur, tu t’arrêtes là où on vend la bière Amstel, j’achète 5 bouteilles, deux pour toi et trois pour moi). Le chauffeur lui répond simplement : « Ihangane ubuzima buragoye, inywere irengwe birahera » (« Calme-toi, la vie est compliquée, bois quelques coups, ça va passer»). Une autre heure, on atteint les faubourgs de Gitega.
La fin du voyage
Arrivés à Songa, le chauffeur arrête son engin et fait sortir tout le monde. Je lui demande pourquoi il s’arrête. Il me dit que c’est pour faire payer les passagers, parce que s’il va jusqu’au parking de Zege, il y a des petits malins qui s’évanouissent dans la nature sans payer. Il met ensuite de côté deux pauvres types qui s’étaient fait dépouiller lorsqu’ils traversaient la Maragarazi. Ils n’avaient même plus de téléphones, ni de contacts pour appeler chez eux. « Vous, je connais votre cas, vous me paierez un autre jour ». Je comprends pourquoi ces petits Stakhanovistes ne veulent monter que dans le bus de Z.F. Ils savent qu’ils peuvent compter sur son indulgence en cas de pépin. Tout le monde remonte dans le véhicule et nous arrivons à Zege sans encombre.
Morale de l’histoire : si ces gars coriaces risquent tout pour tout en se rendant en Tanzanie pour gagner leur vie à la sueur de leur front, les choses ne deviennent jamais faciles pour eux. Déjà que deux d’entre eux s’étaient fait dépouiller de tous leurs biens. En plus de cela, le transport se fait dans des conditions terribles, sans oublier qu’ils sont parfois surpris par leurs proches au retour. Si vous les voyez demain, respectez-les, ils le méritent.
Un récit vivant et immersif ! Parfait sait comment transporter ses lecteurs dans son histoire, au point qu’on s’y retrouve comme si on l’avait vécue nous-mêmes. Une plume remarquable, Bravooo.
😅😅🤝