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#Boost : « L’héroïne a ses raisons que la raison même ignore »

Les hotspots, ces endroits où se consomme le « boost », seraient une douzaine à Bujumbura selon le rapport « VIH et Réduction des méfaits parmi les usagers de drogues injectables ». Un chiffre très en deçà de la réalité pour Richard Nininahazwe, le coordinateur de BAPUD (Burundian Association of People who Used Drugs). Un blogueur de Yaga, Rocky Balboa, a infiltré un de ces lieux. Il nous gratifie d’un récit fouillé, tellement édifiant que certains auront du mal à y croire. Accrochez-vous.

Lennon (appelons-le ainsi) est un gars de grande taille, aux grands yeux fatigués et quelques fois hagards. Ses dents ont sûrement été en bon état mais c’était il y a longtemps. Je  l’ai rencontré la première fois dans les bureaux de Yaga dans le cadre d’une campagne de sensibilisation sur le boost. Il devait être notre informateur, notre lien avec le monde des usagers de cette drogue.

Ancien consommateur récemment sevré, il est à un an de désintox, mais se juge encore fragile. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles il m’a posé un lapin la première fois quand il devait m’emmener dans un hotspot (des safehouses dans lesquelles les consommateurs peuvent fumer, planer pendant des jours sans qu’ils soient dérangés sauf rarement quand la police fait une descente).

Finalement, de peur qu’il ne rechute, Lennon finit par me présenter un de ses anciens amis toujours consommateur et plus habitué de ces fameux hotspots. « Voilà, mon ami est un ingénieur et il est toujours dans le circuit. C’est un consommateur  qui essaie de s’en sortir et de sensibiliser les jeunes contre cette horrible drogue, peut-être que lui est le mieux placé pour t’aider à obtenir plus d’infos que moi! », m’a-t-il dit dans un rire forcé pour cacher sa gêne.

Premiers contacts

Ma première rencontre avec l’Ingénieur se déroule dans un des bureaux de Yaga, aux alentours de 14h, un après-midi très chaud. Je m’aperçois qu’il sue beaucoup et lui  propose une boisson. Avant de nous asseoir, je le surprends en train d’observer l’endroit, les beaux tableaux du jeune artiste peintre Shaquille accrochés sur les murs. Un silence s’installe.

Quelques instants plus tard, il  brise lui-même la glace. Il me dit alors qu’il aime et joue de la musique comme guitariste. Il porte sur lui un instrument de musique traditionnelle, l’ikembe. Il me confie  qu’il est aussi un peintre amateur. L’Ingénieur est un homme d’à peu près 1,97m de hauteur, la trentaine bien entamée. Ça se voit qu’il a eu un jour une taille imposante, mais maintenant ses vêtements flottent autour de son corps frêle et mince. Impossible pour moi de faire semblant. Mes yeux le scrutent de la tête aux pieds.  Il le remarque, puis lâche : « J’ai perdu beaucoup de poids. Avant, j’étais un ingénieur promu à un bel avenir, mais à cause de la drogue, certaines portes se sont fermées. J’ai fini par tout laisser tomber ».

Après cette introduction, j’entre dans le vif du sujet, je lui parle de mon envie de rencontrer des consommateurs pour mieux me documenter  sur le boost.

J’ai l’impression qu’il a quelques réticences. « Tu sais, les habitués des hotspots sont susceptibles. Ils peuvent m’interdire l’accès s’ils me soupçonnent de vouloir les mettre sous le feu des projecteurs », me met-il en garde. Je commence alors à le persuader et lui  explique que leur volonté de rester sous anonymat sera respectée et que notre travail  vise à aider les victimes de tout genre, de tout âge.

Après quelques minutes de réflexion, l’Ingénieur  finit par accepter. Il me dit qu’il faut que je l’appelle vers 17h30 quand il ira prendre sa dose à Nyakabiga dans un hotspot. Je lui fais un check et essaye de parler dans son jargon “rasta” pour encore plus le détendre. Un moment plus tard, il prend congé.

Introduction

Pour parler franchement, à l’heure convenue, je me sens un peu inquiet. Je me donne des trucs à faire juste pour ne pas appeler. Ce monde est quand même instable et partir  faire une enquête dans le milieu de la drogue est une première pour moi. 30 minutes de remise en question et je me décide à l’appeler enfin, vers 18 h.

L’Ingénieur  décroche et me demande d’attendre un peu, le temps de préparer et tâter le terrain. Lui-même vient juste d’arriver. Je le rappelle quelques minutes plus tard, et il m’indique un endroit à Nyakabiga où le retrouver. Il est 19h30 et une fine pluie tombe. J’arrive dans une petite rue pavée, devant une parcelle sans clôture. On peut voir un manguier dans la cour même s’il fait  sombre. L’Ingénieur semble m’attendre au taquet dehors. Il m’interpelle et me demande de l’attendre un peu plus loin. J’entends des personnes s’appeler, se rassembler puis mon contact me dit d’approcher. Il y a cinq personnes assises sur la terrasse d’une petite maison juste au bord de la rue pavée, l’Ingénieur inclus.

Des checks, des présentations : l’un s’annonce à moi en tant que Bob Marley. C’est le proprio de la petite maison située dans une parcelle familiale. Il vit en annexe et sa sœur dans la maison principale. À la lueur de l’ampoule fixée sur le mur, on voit que sa peau est comme fanée. Pour les dents, c’est une caractéristique qu’ils ont tous en commun, elles sont abîmées. Bob Marley   frise la quarantaine mais semble en avoir plus. Je discute d’abord avec lui. Il dit des choses sensées mais se perd souvent dans ses explications. Ça doit être un des effets de la drogue. «  J’ai vu toutes sortes de personnes fumer: des mères de famille, des familles entières, des jeunes de douze ans, des vieux », confie-t-il les yeux levés au ciel. Il parle des effets de l’héroïne aussi, l’extase, puis la dure descente. Bob Marley se saisit d’une guitare posée par terre. Il me joue de très belles mélodies.

Le second s’appelle Onésphore (pseudo). Il est plus calme et parle très lentement. Je m’approche de lui et nous discutons. Onésphore dit qu’il est  employé dans une ONG internationale. Il est l’aîné et le responsable de ses deux petits frères et sa mère. Son père est mort il y a longtemps et c’est à lui qu’incombe  le devoir de subvenir aux besoins de sa famille, mais celle-ci ne se doute aucunement qu’il est accro au boost.  «  Je suis plus organisé, j’ai des limites  dans mes prises », assure-t-il. Ses regrets à lui sont sur le plan financier. «Sans ma consommation de drogue, mes frères auraient pu étudier dans de meilleures écoles, j’aurais pu avoir assez de moyens pour me marier, fonder une famille », me dit-il le regard triste.

Le troisième se nomme Donald, un jeune homme dans la vingtaine, de taille moyenne. Son histoire à lui c’est qu’il est orphelin. Il vivait avec sa sœur   plus aisée mais elle le maltraitait et il a fini par se trouver un petit endroit où vivre, pour avoir la paix loin d’elle. « La drogue m’a malheureusement abîmé. Avant j’étais un tatoueur hors pair », fait-il en me montrant un chef-d’œuvre de machine à tatouer que lui-même a fabriqué à partir d’un bout de bois, un petit moteur dynamo, une seringue, tout cela connecté à la tête d’un vieux chargeur de téléphone pour l’alimentation. Il  me confie que sa meilleure machine est à la maison. Donald regrette son potentiel non exploité : « Sisi tuko talentueux,lakini…,la drogue m’a tout pris» (on est talentueux mais la drogue m’a tout pris, Ndlr).

Le quatrième ne bouge pas. Donald me dit que ça fait un mois qu’il se shoote. Il resta là, se réveille et se reshoote. « Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Personne ne sait d’où il vient, ni pourquoi il ne dit rien », me murmure le jeune tatoueur. Appelons-le alors le mort en sursis. La cour est sombre mais ils commencent tous à s’habituer à moi, être à l’aise.

L’attente

Toujours sur la terrasse, l’Ingénieur essaie de détendre l’atmosphère. J’ai lu dans un   article de Yaga sur le boost que les consommateurs développent une certaine paranoïa. J’évite de poser trop de questions pour ne pas éveiller leur méfiance.  Au fond de moi, je fais appel à tous mes sens pour garder mon calme et ne pas faire un faux pas ou pire dire un truc de travers. Je suis assis là dans le noir, mes sens aux aguets, suivant tout mouvement qui se  fait autour de moi.

Je me rends compte qu’ils sont un peu agités. Ils se parlent tout doucement entre eux comme s’il y a une dispute. Je n’arrive pas à comprendre ou entendre ce qu’ils se disent.  Pas facile, Bob Marley s’est mis à jouer de sa guitare, son regard perdu dans le vide comme si ses doigts jouent pendant que sa tête plane dans un monde auquel l’accès m’est refusé. Il a l’air si paisible et souffrant en même temps.

Du haut de ses presque deux mètres, l’Ingénieur m’interpelle. J’étais moi-même emporté par la subtilité de Bob à jouer du Canjo. Le temps de lever mes yeux, tout le monde a disparu, il ne reste plus que Bob, l’Ingénieur et moi. Il me fait signe de le suivre à l’intérieur, ce que je fais sans hésiter. Étrangement je ne suis plus inquiet. J’ai l’impression de les connaître, d’avoir confiance en eux. Est-ce dû au fait qu’ils m’ont tous détaillés leur vie en moins de 40 min? Peut-être.

Dans l’antre du désespoir

L’Ingénieur  entre avant moi. Il doit se baisser tellement la porte est basse. Mon cœur s’emballe un moment quand je repense à l’instant où je les ai vus se disputer sans que je puisse les entendre. Je regrette ces moments où je m’ennuyai sur mon canapé à la maison, inconscient de cette sombre réalité. Me voilà déjà à l’entrée que je me sens comme happé à l’intérieur de cette petite chambre. Pas le temps de calculer l’odeur, je dois vite fixer mes repères. Pourquoi m’ont-ils attiré dans cette chambre? « Icara ngaha rasta » (assieds-toi là rasta, Ndlr), fait sentencieusement l’Ingénieur.

Mes premiers pas dans la chambre sont accueillis par un  silence assourdissant. Est-ce de la gêne ? L’endroit est sombre. Il est éclairé à peine par une petite bougie, pas plus grande qu’une cellule de la PJP (Police Judiciaire). Je comprends  enfin pourquoi ils sont si silencieux. Tels des vampires face à une poche de sang, leur attention est braquée sur deux hommes que je n’avais pas vus auparavant. L’un est allongé sur le ventre, concentré sur une assiette dans sa main. Il tient dans sa main une lame de rasoir et sur l’assiette un gramme d’héroïne coupée (le boost). « Son travail consiste à diviser cette boule de poudre concentrée en 25 petites doses qu’il revendra par après sinon il n’aurait personne pour l’acheter au gramme tellement c’est cher », me susurre l’Ingénieur.

L’autre est assis sur un tabouret. Bob Marley fait aussi son entrée dans la pièce et ferme derrière lui avec un cadenas. Pris de panique je me dis au fond : «  Tout va bien se passer ».  Je me mets à penser aux reporters qui vont interviewer des rebelles… Ce qui me réconforte d’une façon.

Après avoir relativisé comme un vrai adepte du stoïcisme, je lève mes yeux pour observer la chambrette. Juste à côté de la porte en acier se tient une échelle qui sert d’armoire pour habits, les échelons font bien l’affaire.  Il y a aussi un petit matelas et pleins de cartons à côté qui servent aussi de lits. Un petit gobelet plein de crachats traîne par terre. Onésphore s’en aperçoit et se presse de le déplacer un peu plus loin. «  Quand on est en manque, il nous  arrive de cracher tout le temps », s’excuse-t-il. Juste à côté de la bougie posée au milieu de la pièce, l’Ingénieur tient un papier aluminium qu’il est en train de plier en forme rectangulaire. C’est clair, ils m’ont fait entrer pour me montrer ce que ça fait de prendre le boost et quels sont les effets. Il donne des billets froissés au dealer qui lui passe aussitôt une dose. Il met ensuite la petite boule de poudre sur le petit papier rectangle en aluminium. C’est là que je me rends compte qu’il tient aussi un autre papier aluminium en forme de paille qui sert à aspirer la fumée de l’héroïne chauffée sur  la feuille rectangulaire. Ils appellent ça « ibati » (tôle). « Il existe aussi deux autres façons de prendre cette drogue. En réchauffant d’abord cette poudre sur une cuillère jusqu’à l’état liquide puis l’aspirer dans une seringue pour se l’administrer à travers une veine (la plus dangereuse des moyens d’administration). Le dernier c’est par mélange de cette poudre avec la marijuana, communément appelé cocktail », m’apprend l’Ingénieur.

La pièce est devenue encore plus calme. Ils viennent tous d’aspirer un peu de cette fumée qui semble leur ouvrir une porte aux pays des merveilles. J’essaie de comprendre ce qui se passe dans leurs têtes et comment une petite dose de la taille du quart d’un petit pois peut faire planer quatre hommes en si peu de temps. Alors qu’on est tous silencieux, le dealer continue son travail, mettant en petit sachet les petites doses qu’il divisait quand je suis entré. Cet homme dans la trentaine au regard vif semble en pleine possession de ses facultés. Nul doute qu’il ne touche pas à sa marchandise.

Quelqu’un toque soudain à la porte. Bob Marley demande qui c’est. Une voix assourdie nous parvient. Bob se lève pour ouvrir, et un vieil homme sur une béquille fait son entrée. Il boite  du pied gauche. Son expression faciale change quand il se rend compte qu’il y a un nouveau dans la pièce. L’Ingénieur me présente en tant que reporter qui vient pour aider. Le vieillard me salue en opinant du chef. Je fais de même en le fixant du regard, chose que l’on m’avait pourtant interdite du fait que les consommateurs n’aiment pas être fixés. « Ils deviennent facilement susceptibles et se sentent facilement jugés », m’avait averti l’Ingénieur. Le vieux semble ne pas en tenir compte. Il finira même par me raconter son histoire : « ça fait 20 ans que je consomme de l’héroïne. J’avais arrêté à une époque mais j’ai replongé après la mort de mon fils unique. J’aurais pu arrêter, mais je n’en ai pas eu le courage».

Pendant ce temps, je n’arrête pas d’observer. Avant, ils n’arrêtaient pas de se gratter, présentant même des blessures partout sur le corps dues à leur tic. Ils étaient aussi tous d’accord sur une chose : « Nous voulons tous arrêter d’en consommer, la méthadone est la seule solution facile à notre problème, cette drogue est un poison, si on avait plus de choses à faire on consommerait moins, la plupart de nous sommes dotés de beaucoup de talents, mais personne ne nous fait assez confiance pour nous donner du travail,… » Mais après leur première dose, tout semble devenu différent. Ils sont plus calmes, pensifs, les regards sombres et perdus.  La seule chose qui y brille est la petite bougie qui aide le dealer à finir son travail. Soudain Onésphore prend la parole. Ses yeux ont rougi. Il commence à me parler de fausses rumeurs selon lesquelles le « boost » proviendrait des os de bébé, ou encore des produits chimiques. Il m’assure que tout cela est faux. Le plaisir qu’il ressent le pousse à prendre subitement la défense de l’héroïne.

Ce qui me surprend encore, c’est que tous les autres ont l’air d’être d’accord avec lui. Ils le regardent d’un air presque admiratif. Ce dernier poursuivit dans son élan d’éloquence au rythme d’un patient sous prozac, avec toutes sortes d’idées. Même l’Ingénieur s’y met en complétant son ami : « L’héroïne est issue d’une plante(le pavot) qui est tout à fait naturel. Il paraît qu’en Afghanistan elle est tellement pure que l’addiction même est impossible », fait-il remarquer d’un air illuminé.

Où sont passés les gens qui me parlaient de vouloir arrêter pour aider les autres? On aurait dit qu’ils étaient tous atteints d’une amnésie collective. Je finis par saisir que c’est l’héroïne qui s’exprime. Leurs corps paraissent plus détendus, ils ne se grattent plus. Je passe un moment à contempler la petite bougie qui fond à petit feu… puis j’entends le dealer leur proposer une autre dose. C’est trop pour moi. En plus de la chaleur et des mauvaises odeurs que j’avais presque oubliées, il est tard, presque 22 h. Il faut donc que je rentre. Je me lève et je les remercie de leur hospitalité en leur promettant de revenir dès que j’en aurai l’occasion. Personne n’a la force de se lever. Le vieux en béquille lui n’est même plus avec nous. Il est comme en mode veille automatique. Sûrement qu’il se construit un monde où son fils est encore vivant.

L’Ingénieur se lève à son tour  avec peine, suivi d’Onésphore. Ils ont  boulot demain et doivent aussi rentrer. L’Ingénieur prend la guitare qu’il avait prêtée à Bob Marley. Aussitôt sortis que les autres referment derrière nous. Dehors, un vent frais vient caresser ma face me rappelant à quel point j’étouffais à l’intérieur de cette petite maison. Un petit regard à gauche puis à droite et on est déjà sur le pavé en train de marcher à petits pas. La rue est déserte. J’ai grandi dans ce quartier à une époque pas lointaine et les gens grouillaient dans les rues à cette heure-là. Où est passé tout ce monde ? Pendant que je suis un peu perdu dans mes pensées, un son me ramène à la réalité.  C’est l’Ingénieur qui joue à la guitare. Un son que je n’arrive pas à reconnaître mais encore une fois plaisant… On avance quelques mètres et je hèle un taxi . Je me retourne. Sur un check, je me sépare de mes nouveaux amis. Ce n’est pas un au revoir, c’est un adieu.

 


Pour lire notre dossier en intégralité, cliquez sur https://www.yaga-burundi.com/categorie/boost/

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Les commentaires récents (8)

  1. j’ai de la peine pour ses hommes mais je voulais poser une question y a t il une centre qui permet á aide ces gens á pouvoir sortir de cette univer de la drogue

  2. jolie article mais je me permet d’une petite rectification,il faudra pas a l’avenir associes les junkies et les Rastas c’est tout le contraire..merci

  3. C’est vraiment très triste seul Dieu sait à Quel point on prie pour eux pour leur donner la force de s’en sortir.des frères on en perd beaucoup c dégoûtant