En lisant « Les identités meurtrières », je me suis retrouvé dans plusieurs pages. Moi, mais aussi plusieurs de mes compatriotes. Après tout, nos histoires personnelles sont largement tributaires de l’Histoire avec un grand H.
Été 2014. Je passe le gros de mes journées des grandes vacances à l’Alliance Franco-burundaise de Gitega. Un bon jour, je croise un jeune étudiant français qui collecte les données pour son mémoire de master à l’Université d’Amsterdam. Son travail porte sur l’éducation des enfants burundais au primaire.
À partir de je ne sais quelle futilité, nous engageons une petite discussion. De fil en aiguille, j’apprends que Julien est Breton, de père français et de mère péruvienne. Quelques jours après, nous parcourons ensemble les collines de Gitega, je fais office d’interprète. C’est alors que je lui demande ses rapports avec le Pérou. Il y va de temps en temps. Il trouve même que le chocolat péruvien est « troop booon ». Je lui dis que moi aussi je suis « hybride ». Mes parents ne sont pas de même ethnie. Je ne me sens ni Tutsi ni Hutu. « Mais Drikcé, tu es Burundais, c’est suffisant, non ? », me dit-il en riant.
Je tenais à commencer par cette anecdote, car c’est la première fois où je me suis demandé vraiment « quoi » je suis. Mes parents se sont mariés en août 1993. Pas vraiment le bon moment. Les deux composantes (Hutu et Tutsi) étaient à quelques mois du brasier de l’Urwimo. Pas suffisant pour amener tornades et orages dans la belle saison d’amour que vivaient (que vivent d’ailleurs encore aujourd’hui) mes parents.
J’ai appris par quelques oncles que les deux parties ont souffert de la crise. À la maison, c’était l’omerta. Je suis de ces chanceux qui n’ont pas été biberonné par des « les Tutsis ont tué notre président » et/ou des « les Hutus vont tous nous exterminer. » Dernièrement, en pleine discussion avec des amis, on parlait des clans. Chacun parlait du sien. Sauf moi. Tout simplement parce que je ne le connais pas. Mes potes ne le comprenaient pas. Je ne vois pas mon père me dire que je suis tel ou tel. Si cela fait de lui un renégat, qu’il le reste.
Amin Maalouf, la thérapie.
« Les identités meurtrières », j’en avais déjà entendu parler mais sans vraiment ressentir une envie pressante de me jeter sur cet essai. « Qu’est-ce que j’ai pu être con, quelle erreur !», me disais-je en tournant les pages de cette ode à la lucidité face aux identités que l’on nous colle dessus. Quel Burundais, quoi ou qui qu’il soit peut nier que, comme le dit l’intellectuel Franco-libanais, « par facilité, nous englobons les gens les plus différents sous le même vocable, par facilité aussi nous leur attribuons des crimes, des actes collectifs, des opinions collectives.»
Tout au long de la lecture, j’ai fermé le livre à plusieurs reprises et des films passaient dans ma tête. Des fois, je lâchais des « Aaaah les pauvres !» quand un passage me faisait penser à des compatriotes sous l’emprise des effets pervers de se sentir défenseurs by all means de leurs identités. D’ailleurs, l’auteur utilise une très belle allégorie pour parler des identités, la panthère. Ce félin qui doit être apprivoisé, dompté est à l’image de nos identités. Sinon, c’est la loi de la jungle.
Il en va de soi, la socialisation et la transmission de la mémoire collective ne se passent qu’à la maison. Donc je suis aussi celui qui a entendu des jeunes de 25ans utiliser « Nous » en parlant des faits qui se sont passés des décennies avant leurs naissances en faisant porter tout le tort à « Vous », leurs camarades qui ont le même âge qu’eux. Ce qui me fait croire que Maalouf ne pensait pas si vrai dire en affirmant que « l’identité que l’on proclame se calque en négatif sur celle de « l’adversaire »». Malheureusement.
Le « Hutsi » en moi, il a bien été secoué tout au long de cette lecture. Bien qu’il n’a jamais été pour moi ni une fierté ni un opprobre. N’empêche, il m’a aidé à sonder les pensées de ceux qui se fiaient à mon faciès pour blâmer l’Autre. Seulement, pour piquer la formule à Maalouf, j’aimerais qu’un jour, en lisant ce billet, mon petit-fils secoue la tête avec un dédain royal en se disant : « Du temps de mon grand-père, comment ils étaient si brutes pour qu’on eût besoin d’écrire ces choses-là ? »
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