En 2015, Yaga publiait un billet de blog soulignant l’importance de déposer son vote dans l’urne. L’auteure y affirmait que, malgré la tentation de l’abstention, « ne pas voter serait de l’inconscience pure et simple ». Pourtant, au Burundi, voter ne semble plus être cet « acte civique de consolidation de la démocratie », mais plutôt une formalité. Au mieux, cela revient à perpétuer un statu quo institutionnel, au pire cela nous fait régresser. Ce blogueur pense à haute voix.
Vous vous en rappelez sans nul doute, les négociateurs de l’Accord d’Arusha avaient conclu que les conflits historiques burundais résultaient principalement de l’exclusion des Hutus de la gestion du pays depuis l’indépendance. Pour garantir une paix durable, ils ont mis en place un système de partage du pouvoir : au gouvernement et à l’Assemblée nationale, 60 % des postes sont réservés aux Hutus et 40 % aux Tutsis, tandis que dans les corps de défense et de sécurité, la représentation est paritaire (50 %-50 %).
Cependant, ces clivages ethniques ne devaient pas conduire à l’institutionnalisation de l’ethnisme. L’Accord visait à transformer les mentalités politiques pour reléguer la question ethnique au second plan. Vingt ans plus tard, ce système reste en vigueur et impacte profondément le déroulement et les résultats des élections.
Un vote identitaire au détriment du projet de société
Les partis politique ont du mal à se défaire du cachet « hutu » ou « tutsi » découlant du regroupement en G7 et G10 datant des négociations d’Arusha. Même le CNDD-FDD, qui se veut rassembleur, est perçu comme un parti « hutu ». Par exemple, le vice-président actuel est issu d’un parti considéré comme « Tutsi ».
Comme mentionné précédemment, bien que l’Accord d’Arusha ait envisagé une évolution progressive des formations politiques vers une représentativité dépassant les clivages communautaires, il est évident qu’aujourd’hui encore, la mobilisation des électeurs reste principalement centrée sur l’appartenance ethnique, reléguant ainsi les projets de société au second plan. Cela soulève une question pertinente : cette mobilisation fondée sur l’ethnicité est-elle encore justifiée à la lumière de l’évolution de la scène politique et du contexte socio-économique des deux dernières décennies ?
De plus, les campagnes électorales mettent rarement en avant des programmes politiques solides. Des promesses irréalistes, comme « amener le lac Tanganyika à Buterere pour résoudre les problèmes d’eau », ou des règlements de compte entre adversaires dominent souvent les discours. Ainsi, les électeurs burundais manquent souvent de discernement pour voter objectivement. Ils choisissent des listes proposées par des partis auxquels ils sont liés par des affiliations « paroissiales », laissant peu de place à des critères de compétence.
Cette mobilisation identitaire a un autre effet : il réduit les débats démocratiques essentiels. Les causes profondes de tensions étatiques – déclin économique, chômage, pression démographique, rétrécissement de l’espace civique, etc. – ne sont pas prises en compte, ce qui nuit à une gestion globale et efficace du pays.
Un système électoral verrouillé
Un autre problème lié aux négociateurs d’Arusha réside dans leur volonté de protéger leurs formations politiques respectives en restreignant l’ouverture du jeu politique. Ainsi, un seuil de 2 % des suffrages exprimés au niveau national est exigé pour accéder à l’Assemblée nationale, ce qui exclut de facto les formations émergentes ou les listes indépendantes, qui n’ont pas nécessairement vocation à une représentativité nationale.
Plus récemment, ces restrictions se sont accentuées avec l’introduction de critères liés à la nationalité des candidats et aux listes de candidats (ou coalitions de candidats) indépendants par exemple. En effet, les binationaux (ceux possédant une autre nationalité, autre que burundaise) sont inéligibles aux postes électifs et on observe actuellement une vive controverse autour des listes d’indépendants, déclarées non éligibles par la CENI.
Globalement, le système légal et réglementaire burundais ne favorise pas l’émergence de partis politiques nationaux capables de représenter un large éventail de groupes sociaux. Il fragilise les partis politiques, pourtant essentiels à la construction d’une société pluraliste. Il n’offre pas non plus de garanties suffisantes aux acteurs impliqués dans les élections. Plus préoccupant encore, il ne permet pas aux électeurs de faire pression efficacement sur leurs élus.
Cependant, garantir le caractère libre et équitable des élections ne se limite pas au cadre légal et réglementaire. Cela en constitue une condition nécessaire, mais loin d’être suffisante. L’environnement socio-politique du pays joue également un rôle déterminant dans la réussite des élections.
Un environnement socio-politique peu propice
Depuis l’Accord d’Arusha, seules les élections de 2005 ont été accueillies de manière relativement consensuelle par toutes les parties prenantes. En revanche, à partir de 2010 jusqu’à nos jours, les élections ont souvent été marquées par des affrontements, tant physiques que moraux, entre les principaux acteurs politiques. Les partis d’opposition ont refusé de participer à l’élection présidentielle, dénonçant des fraudes présumées lors des élections précédentes. Cette période avait été marquée par une campagne électorale émaillée d’incidents, ainsi que par l’arrestation de plusieurs membres de l’opposition. Le Président Pierre Nkurunziza avait alors été réélu avec plus de 91 % des voix, en tant que candidat unique, après le retrait des autres candidats pour protester contre les irrégularités du processus. Cet événement a ébranlé le système de partage du pouvoir prévu par l’Accord d’Arusha et a ouvert la voie à un quasi-monopartisme dans les institutions issues de ces élections.
Dans un régime démocratique, le principe des « checks and balances » est essentiel : les trois pouvoirs de l’État (législatif, exécutif et judiciaire) doivent non seulement collaborer, mais aussi se surveiller mutuellement afin de garantir une séparation effective des pouvoirs. Cependant, dans un contexte de monopartisme de fait, ce principe est fortement compromis. Les seuls contre-pouvoirs qui subsistent sont alors les médias et la société civile. Or, depuis 2015, ces derniers se trouvent dans une position extrêmement fragile, ce qui laisse craindre que les prochaines élections se déroulent « à huis clos », sans véritable contestation.
Par ailleurs, plusieurs observateurs et acteurs politiques burundais ont déjà exprimé leurs préoccupations face à des pratiques jugées peu équitables de la part de la mouvance actuelle en vue des élections prévues de 2025 et 2027. Parmi les éléments dénoncés, on note l’élaboration (à huis clos) du nouveau Code électoral, la mise en place (contestée) d’une nouvelle équipe à la tête de la CENI, l’absence de carte d’identité biométrique, etc.
Les élections, en tant qu’expression de la volonté populaire dans la mise en place des gouvernants, sont un pilier fondamental de la démocratie, mais elles n’en sont pas l’unique garant. Ce constat est universel, mais il s’applique avec une acuité particulière au Burundi. L’histoire démontre que les scrutins burundais n’ont jamais garanti, à eux seuls, une gestion exemplaire ou l’intégrité des élus.
Dans un contexte où les candidats risquent de négliger les projets de société, au profit d’autres considérations, et où la situation socio-politique et économique reste préoccupante, voter pourrait parfois ressembler à une simple consolidation du statu quo, un geste aux répercussions limitées. Pourtant, si nous considérons cela comme un devoir civique, allons accomplir cet acte. Rendons-nous aux bureaux de vote avec cette réalité en tête. Nous croiserons sans doute sur notre chemin ces monuments érigés partout dans le pays nous rappelant que « caratuvunye, ntiturota turekura ».