Il y a plus d’une année, alors que ma mission à Dakar touchait à sa fin, j’ai ressenti le besoin de faire une sorte d’adieu mémorable à cette ville qui m’avait tant donné. Avec d’autres journalistes en séjour dans la capitale sénégalaise, nous avons décidé de consacrer notre samedi à une sortie collective. Le choix s’est naturellement porté sur l’île de Gorée, ce lieu chargé d’histoire, écho à la mémoire collective africaine et mondiale.
Il est 10 h 30 lorsque nous arrivons au port de Dakar. L’ambiance est animée. Entre les touristes, les vendeurs ambulants et les guides, on sent que cette traversée vers Gorée est bien plus qu’un simple transport maritime : c’est une transition vers un lieu à part. L’attente se fait sous un soleil de plomb. Il faisait si chaud, ce jour-là, face à l’océan. Avec nos passeports et nos badges de mission, nous payons chacun 500 F CFA pour un billet aller-retour.
À 11 h précises, le bateau largue les amarres. Lentement, nous nous éloignons des côtes dakaroises. On continue à parler wolof, une langue que je ne maîtrise que partiellement. Je ne sais dire que « diam n’gama », et répondre par un timide « Nangadef », c’est-à-dire « bonjour ». La silhouette de la ville se fond progressivement dans l’horizon, tandis que l’île de Gorée se rapproche, baignée d’une lumière presque irréelle. L’océan Atlantique est calme.
La traversée de vingt minutes ressemble à une méditation collective, entre rires partagés et silences contemplatifs.
Les premiers pas sur l’île
À notre arrivée, l’originalité des lieux nous prend au dépourvu : maisons colorées, ruelles étroites et fleuries, ambiance paisible… Un contraste saisissant avec le passé tragique de l’île. Dès les premiers pas, l’atmosphère est singulière. Les maisons coloniales, les ruelles bordées de bougainvilliers, l’absence de voitures : tout donne l’impression de remonter le temps. Pourtant, derrière cette beauté se cache une histoire douloureuse.
Alors que nous avions prévu une simple balade, une force invisible m’a guidé vers la Maison des Esclaves. J’y suis allé presque par hasard, poussé par les souvenirs des récits entendus à l’école. Mais cela jour-là , ce n’était plus une leçon de manuel : c’était réel.
Le groupe se divise : deux anciens guides passionnés prennent en charge ceux qui veulent en apprendre davantage, tandis que d’autres se dispersent. Certains cherchent un bon spot pour prendre un selfie avec l’océan en arrière-plan ; d’autres préfèrent marcher pieds nus dans le sable ou nager un peu dans l’Atlantique.
Quant à moi, je suis attiré, presque malgré moi, par l’histoire enfouie dans cette île, et surtout par la Maison des Esclaves. Ce lieu emblématique, je l’ai étudié à l’école, vu en image, lu dans les livres… mais jamais je n’aurais imaginé ce que je ressentirais en le visitant.
Maison des Exclaves : la mémoire à vif
En pénétrant dans la Maison des Esclaves, un silence solennel m’envahit. Ce bâtiment, modeste en apparence, abrite une douleur incommensurable. Je touche les murs, comme pour vérifier que tout cela est bien réel. Les chaînes, les inscriptions, les récits des descendants d’esclaves… tout me glace le sang. Ce n’est plus un conte, ni une légende : c’est une mémoire vive, encore douloureuse.
Je comprends alors pourquoi le poète canadien Jean-Louis Roy a écrit ces mots pour honorer ce que représente Gorée :
« Celui qui vous a dit “Gorée est une île”
Celui-là a menti.
Cette île n’est pas une île :
Elle est un continent de l’Esprit. »
Je découvre les cellules minuscules où étaient entassés hommes, femmes et enfants en attente d’être déportés vers les Amériques. Le guide, d’une voix posée mais empreinte d’émotion, nous raconte le rôle central de Gorée dans le commerce triangulaire et la traite négrière. Je m’arrête devant la fameuse porte du non-retour. Cette ouverture donnant sur l’océan est une déchirure dans le mur — et dans l’histoire. En la contemplant, j’imagine les milliers de personnes qui ont franchi cette porte, arrachées à leurs terres, à leurs familles, à leur dignité. Une profonde tristesse m’envahit, mais aussi une forme de responsabilité : celle de ne jamais oublier.
Après la visite : silence, échanges et cicatrices ouvertes
Après cette visite bouleversante, je retrouve mes collègues sur la plage, à l’arrière de l’île. Le contraste est saisissant. Là où la mémoire pleure encore, la vie continue, résiliente. Les enfants jouent dans l’eau, les pêcheurs reviennent avec leurs filets pleins, et des artistes exposent leurs toiles colorées sous les arbres. Nous partageons un pique-nique modeste, composé de fruits frais, de pain et de boissons locales. Les conversations se poursuivent autour de ce que chacun a ressenti. Certains avouent avoir pleuré en silence, d’autres expriment leur colère face à cette page sombre de l’histoire. Mais tous s’accordent sur l’importance de ce lieu pour les générations futures.
Gorée : une île conscience, une île leçon
Avant de reprendre le bateau pour Dakar, je fais un dernier tour de l’île. Je m’attarde près de la statue du « Mémorial Gorée-Almadies », un hommage à ceux qui n’ont jamais pu revenir. Je prends quelques photos, mais surtout, je garde en mémoire les odeurs, les couleurs, les voix et les silences de cette île unique. Je passe un moment dans l’église Saint-Charles-Borromée de Gorée, paisible et chargée de recueillement.
En remontant à bord du bateau pour le retour, le soleil commence à descendre lentement. Sur le pont, les regards sont pensifs. Chacun semble repartir avec un poids nouveau, mais aussi une forme de paix. Gorée n’est pas un lieu comme les autres. C’est une île mémoire, une île conscience, une île leçon.
Cette journée à Gorée restera à jamais gravée dans mon esprit. Au-delà de la beauté de l’île et de la convivialité du moment, c’est surtout la puissance de la mémoire historique qui m’a marqué. Ce voyage m’a appris que comprendre le passé, c’est aussi mieux préparer l’avenir. Et qu’il faut savoir écouter les murs, les vagues et les silences pour saisir l’âme d’un lieu.