La nature humaine nous pousse à nous plaindre de tout et de rien. Un problème anodin jaillit fortement dans notre esprit et nous nous considérons les plus malheureux du monde. Pourtant, si nous tendions parfois l’oreille autour de nous pour écouter autrui, peut-être découvririons nous que nos petits inconforts ne sont que de viles trivialités par rapport à ce que les autres traversent. La rencontre avec Ntore m’a poussée à repenser le monde autrement.
Le soleil au zénith tape fort sur les rues de Ngozi. Je me prélasse tranquillement dans le centre ville quand j’aperçois une petite fille portant un enfant dans le dos. Je décide de la suivre. À quelques mètres d’elle, je pense rebrousser chemin. De toutes les façons, ce n’est qu’une enfant qui rentre avec sa sœur. L’intuition aidant, je l’aborde quand même et le fil de la discussion me laisse de plus en plus stupéfaite.
D’emblée, je vois une enfant qui arbore un petit sourire quand je la salue. Elle m’apprend qu’elle s’appelle Ntore. Elle a 12 ans. Pourtant, je lui aurais donné 8 ans vu sa petite taille frêle. Elle vient de Gatare dans la province de Ngozi. Je remarque qu’elle est plutôt timide mais elle se confie au fur et à mesure. Ce qui l’amène au centre ville, c’est confier l’enfant qu’elle porte au dos à sa mère. C’est elle que j’attends, m’informe-t-elle. « Si mutoyi wawe ? » (Ce n’est pas ta petite sœur ?). « Oya, nd’umukozi wabo. » (Non, je suis leur domestique), me répond-elle de sa petite voix.
Non ! Une vérité que je refuse d’accepter sur le moment. Non, elle ne peut pas être une bonne (domestique). Pas à un si jeune âge ! Hélas, c’est la triste vérité. Comment en est-elle arrivée là ? M’enquis-je auprès d’elle. Elle est née dans la zone Mivo dans une famille qui peinait à joindre les deux bouts. Son père les a abandonnés quand sa mère a mis au monde un troisième enfant qui était espacé du second par quelques mois. Ntore, la fille aînée, avait commencé à étudier depuis peu mais a fini par quitter l’école pour aider sa mère.
Sa vie devenait de plus en plus pénible. Les travaux ménagers s’enchaînaient. Le matin, elle aidait sa mère à cultiver leur champ et l’après midi, elle préparait à manger puis retournait cultiver. Elle en est même tombée malade jusqu’à être hospitalisée. Émue, elle fait une courte pause en me relatant son histoire et me dit : « Urazi, iyo umuntu agowe n’ivyatsi ntibimubisira inzira. » (Tu sais, lorsque quelqu’un est dans le malheur même les herbes ne lui laissent pas le passage, Ndlr). Comment ne pas m’émouvoir à mon tour devant la maturité dont fait preuve cette enfant malmenée par la vie?
Si jeune et si sage
Maintenant, me dit-elle, la vie est moins pénible là où je travaille à Gatare. Elle gagne 10.000FBu par mois. « C’est avec cet argent que j’ai pu m’acheter ces chaussures et ces habits. », poursuit-elle. Elle me renseigne qu’avant d’avoir ce travail, elle portait des loques. Je remarque cependant que même la chemise et la jupe qu’elle porte sont usées. Le reste de l’argent, elle l’envoie à sa mère. Je lui demande si elle entretient une bonne relation avec ceux qui l’emploient. « Turya kamwe. » (On partage tout, Ndlr), rétorque-t-elle, tout en berçant l’enfant qui pleure dans son dos. « Chez eux, je ne fais que m’occuper du petit. Je peux aussi faire la propreté de la maison si besoin. Ma vie est plus épanouie que lorsque j’étais dans ma famille car je travaillais sans répit. »
Son plus grand regret est d’avoir arrêter l’école. Elle marque un silence qui traduit sa peine et avoue : « Quand je vois d’autres enfants aller à l’école, j’ai envie de pleurer. » Elle se mire à nouveau dans un silence qui ne me laisse pas indifférente. « Ku myaka mfise sinzi no kwandika A. » (À mon âge, je ne sais même pas écrire la lettre A, Ndlr), regrette-t-elle. Ma mère n’y est pour rien, explique-t-elle, j’ai pris cette décision pour alléger les travaux de ma mère qui s’occupait déjà de mes petits frères. Ensuite, Ntore a fait le choix d’aller chercher du travail pour les aider financièrement. Ces dires me paraissent invraisemblables pour une petite fille de 12 ans. Quant à son père qui les a abandonnés, elle m’avoue: « Imana imbabarire ariko ndamubonye noca niruka. » (Que Dieu me pardonne mais si je le voyais, je fuirais, Ndlr).
Malgré tout ce qu’elle a vécu, elle me dit qu’elle va continuer de croire au bon Dieu. « Kirazira kwihebura » (Il ne faut jamais perdre espoir, Ndlr). Je mets fin à cette conversation qui me laisse de plus en plus secouée et pensive. Je ne peux qu’éprouver un profond respect pour cette petite fille qui endosse les coups de ce monde cruel avec bravoure et sérénité.