Ce samedi 03 septembre 2022, alors que je causais tranquillement avec un ami, petit frère de plusieurs lunes, autour de ce verre de bière qui a toujours rassemblé les hommes, quelques souvenirs du 03 septembre 1987, lorsque le Major Pierre Buyoya a pris le pouvoir, évinçant de son siège présidentiel le Colonel Jean Baptiste Bagaza, émergent brusquement de notre vieille mémoire. Sans verser dans l’amateurisme ou se complaire dans la myopie politique, il est tout de même nécessaire que l’on connaisse quelques faits majeurs de l’Histoire de son pays.
Mon petit frère me raconte comment, petit bambin de la première année primaire, il a appris le coup d’État de Pierre Buyoya. C’est de la bouche du domestique de la maison qu’il a tout appris. Ce dernier s’est moqué de ce petit garçon, symbole vivant de l’innocence, lui disant que lui et les siens devaient désormais faire le deuil du président Bagaza, ce président qu’il ne connaissait qu’à travers les émissions du petit transistor acheté par son père depuis plusieurs années. Le jeune garçon a piqué une crise cérébro-spinale à telle enseigne qu’il s’est réveillé au centre de santé de Muramba, à quelques minutes de marche de son domicile.
A peine âgé de six ans, il ne connaissait rien de la politique de son pays, rien de cette aristocratie dirigeante qui faisait la pluie et le beau temps dans le pays de Ntare Rushatsi. Ses connaissances se limitaient à son cercle familial. Ses seuls soucis étaient de calmer les ardeurs de son estomac et de trouver de quoi se couvrir pour faire face aux intempéries et au froid quasi permanent de la crête Congo-Nil.
Le récit de mon ami me fait penser à cette fin tragique d’un vieux de ma colline natale qui, apprenant l’assassinat ignominieux du roi Ntare Ndizeye Charles, le 29 avril 1972 n’a trouvé d’autre salut que le suicide, après s’être confié à sa mère sur l’opprobre et la malédiction qui allaient s’abattre sur le pays.
Qu’en est-il de moi qui, en ce jour du 03 septembre 1987, du haut de ma vingtaine et de par ma formation universitaire, savais déjà distinguer le bon grain de l’ivraie depuis longtemps.
C’est un jeudi comme les autres, comme il en arrive chaque semaine. Je viens de rentrer de mon service à 17h, fier de ma toute récente nomination en tant que directeur d’internat dans ce beau lycée d’Ijenda où presque tout se conjugue au féminin. C’est un beau lycée englouti dans une sorte de cuvette à l’intérieur de la crête Congo-Nil. Tous les bâtiments y sont couverts de tôles rouges, bien visibles dès que l’on amorce la première descente à l’endroit dit Chez Maza.
Une semaine plus tôt, les élèves finalistes venaient de revenir à l’école pour mieux se préparer au test national. La matière à enseigner est tellement vaste qu’il faut adopter de nouvelles stratégies car, comme le dit si bien l’adage burundais, » ibanga ribangigwa ingata ». Parmi ces stratégies, le lycée avait opté pour raccourcir les grandes vacances, quitte à commencer une semaine plus tôt afin d’achever tous les programmes sans trop fatiguer les élèves. Les bons palmarès de ce beau lycée étaient à préserver à tout prix. Garder sa bonne place ou au mieux, s’améliorer.
C’est donc avec le sentiment du devoir accompli et le cœur au ventre que je rentre de mon service, ce soir du 03 septembre 1987. J’ai donné toutes les instructions nécessaires aux surveillantes (aujourd’hui appelées encadreuses) et aux cuisiniers. Je me dirige vers la grand- route, que certains appellent Ku ryirabura, pour prendre ma première bière de la journée.
A ma deuxième année de service, je dépensais vraiment sans compter, me disant qu’il fallait me soulager de toutes ces peines endurées tout au long de ma scolarité, même si elle n’a pas été trop laborieuse. Une certaine revanche en quelque sorte.
J’arrive donc chez Njogori, notre bar préféré et commande ma bière. A peine j’entame la deuxième que je vois une des surveillantes qui se tient droite devant moi, hors d’elle-même et tremblante comme une feuille sous l’emprise des alizés tropicaux. Je pressens que quelque chose ne marche pas. C’est, en effet, depuis les quelques jours que j’occupe cette fonction de directeur d’internat, la première fois qu’une subalterne vient me trouver au bar. Je me dis que l’heure est grave. Je m’approche d’elle. Toute tremblante, elle me dit : « Monsieur, les élèves sont très inquiètes, elles voudraient vous voir. Il y a des rumeurs de coup d’État ». Je laisse tomber ma bière, je pars précipitamment avec la surveillante toute hébétée et hors d’elle-même, jusqu’au lycée.
Je trouve mes élèves, devant le réfectoire, tout en émoi. A l’intérieur, le repas, bien que servi une heure plus tôt, n’est pas entamé.
Après les salutations d’usage, la déléguée me dit : « Il vient de se passer un coup d’État, nous sommes très inquiètes, c’est pourquoi nous voudrions rentrer chez nous à la maison ». Je leur dis que je n’en sais vraiment rien, ni des circonstances, ni de l’auteur de ce coup. Elles me répondent que c’est un certain officier, du grade de major, répondant au nom de Kayoya, ou Mayoya ou Buyoya ou quelque chose comme ça. Je leur dis : « Ne serait-il pas Buyoya ? » C’est lui, répondent-elles ensemble.
En réalité, depuis plus d’une année, la situation politique et sociale du pays était confuse. Depuis que le conflit entre l’Eglise catholique et l’Etat du Burundi avait éclaté, il y avait de l’électricité dans l’air burundais. Personne n’osait en parler ouvertement, mais au pays des révolutions de palais, beaucoup de gens voyaient que l’abcès finira par éclater, tôt ou tard. A dire vrai, je ne connaissais pas ce Major Buyoya, mais ce nom circulait depuis quelques mois comme un potentiel fossoyeur du pouvoir de Jean Baptiste Bagaza.
En bon père de famille, je tiens donc à tranquilliser mes élèves, leur disant que depuis la chute de la monarchie, les coups d’État au Burundi ont toujours été pacifiques, qu’il n’y a pas de raison qu’il en soit autrement ce jour-là. Évidemment, je ne pouvais pas leur parler de cette histoire de révolution de palais, où un officier délogeait du palais présidentiel un autre officier de la même colline ou de la même commune. J’essaie de balbutier quelques explications axées sur mes connaissances de l’Histoire des pays et des peuples. Je parviens à les convaincre sans difficulté. Pour leur témoigner de la sincérité de mes propos, je n’hésite pas à leur proposer de partager avec elles leur repas du soir, et à rester avec elles jusqu’au journal radiodiffusé de 20h.
Après le journal, je leur souhaite la meilleure des nuits, tout en les rassurant que dès le lendemain au chant du coq, je serai avec elles pour les rassurer davantage. Je les quitte le cœur léger, tout en espérant les réconforter le lendemain.
Lorsque mes collègues professeurs et moi nous nous présentons au service le jour suivant, toute la stupeur de la veille s’était complètement dissipée. La vie dans cette tranquille cité villageoise et même dans tout le pays n’ont vraiment jamais été perturbée par ce changement du 03 septembre 1987.
C’était vraiment une période de fuir