Du haut de mes 4 années de médecine, personne ne m’avait préparé à la bonne manière d’agir face à la mort d’un patient. C’est facile d’oublier quand une personne que vous ne connaissez pas meurt. Par contre, si c’est quelqu’un que vous côtoyiez presque tous les jours, ça fait toute la différence. Dans ce genre de situations, se mêlent plusieurs émotions : anxiété, peur, doute, tristesse, etc. Pour moi, c’était plus de la tristesse et des remords.
Elle s’appelait Nadine (nom d’emprunt). Elle n’avait que 22 ans. Lorsqu’ elle est arrivée aux urgences, elle présentait des symptômes plus ou moins graves que les médecins ont pu maîtriser grâce à un arsenal de médicaments. Quelques jours après son admission, Nadine a fait une rechute, de telle sorte qu’ils ont été obligés de la mettre sous oxygénothérapie. C’est à ce moment que je l’ai rencontrée, dans cette phase où elle souffrait de nouveau.
C’était mon premier jour dans ce service. Comme j’ai l’habitude de faire chez tous les patients, je l’ai approchée pour lui demander comment elle avait atterri à l’hôpital, la chronologie de ses symptômes, son traitement actuel… bref un interrogatoire complet, et également pour prendre ses constantes. Je sais parfaitement comment mener un interrogatoire médical, du moins théoriquement. Mais en pratique, ce n’est pas toujours évident de soutirer des informations à une personne, encore moins quand elle ne vous connait pas. Je lui ai posé une, deux, trois questions auxquelles elle répondait difficilement, quand ce n’était pas sa garde-malade, une fille visiblement plus jeune qu’elle, qui répondait à sa place. Ça y est. Officiellement, j’avais donc affaire à une réticente pour ma première journée.
Quelques jours plus tard, le climat entre nous est devenu de moins en moins froid. Pour elle, il y avait des jours moins durs que d’autres, et des pires également. A l’entendre, c’était clair qu’elle avait perdu tout espoir de guérir. Plus le temps passait, plus son état s’aggravait malgré le traitement instauré.
Le calvaire des derniers jours
Un matin, je passe dans sa chambre pour la visite de routine. Ça se voit qu’elle a passé une nuit blanche. Elle a essayé de s’allonger et de fermer l’œil pour se reposer, mais cette position ne le lui permet guère. C’est pour cette raison qu’elle est restée assise toute la nuit pendant que les autres dormaient. C’est vraiment un crève-cœur de la voir si souffrante, désespérée et pis encore, sans personne à ses côtés pour la soutenir. Elle respire si difficilement qu’on voit sa poitrine se soulever amplement, comme si elle y mettait tous ses efforts pour faire entrer le peu d’air possible.
Devant cette situation, je m’empresse de prendre ses constantes et d’alerter mes supérieurs. Avant que je ne termine, elle tient fermement ma main et me dit, terrifiée : « Ni muntabare ndapfuye ! » (Sauvez-moi, je meurs, Ndlr). Je la rassure que tout ira bien même si je n’en ai pas trop la conviction, étant donné l’état dans lequel elle se trouve. Dans l’après-midi, on lui fait un examen qui confirmera une maladie causant peut-être ses symptômes. Quand le résultat revient négatif, je perds à mon tour tout espoir. On ne sait pas si elle va passer la nuit.
L’heure fatale
Le lendemain, je la retrouve assise sur son lit, dans le même état que la veille, mais en pire. Ses paramètres vitaux sont très perturbés et c’est à peine si elle arrive à enchaîner deux mots sans une grande pause entre les deux. Nadine est à l’agonie. Je prends le soin d’alerter, encore une fois, et je sors. Quelques minutes plus tard, je reviens et je la trouve allongée sur le lit, les yeux fermés, sans ses lunettes à oxygène. Deux hommes se tiennent devant elle. Ce sont les transporteurs de bonbonnes d’oxygène. Je comprends ce qui vient de se passer. Nadine s’est éteinte. Elle est morte. Sur-le-champ, je me refuse d’y croire. Je pars donc illico pour chercher de l’aide. Je voudrais tellement croire qu’il s’est peut-être produit un miracle, que Nadine a réussi à dormir, qu’elle peut désormais respirer par elle-même, et que c’est pour cette raison qu’ils ont débranché ses lunettes à oxygène. Désemparée, je cours dans tous les sens, il faut que je trouve l’interne avec qui je travaille. Personne ne l’a vu. On dirait qu’il s’est volatilisé. Tant pis. Je supplie un autre de venir avec moi. Une fois dans la chambre de la défunte, il prend le stéthoscope et ausculte son cœur. Résultat ? Silence absolu. Aucun bruit cardiaque. Inutile de préciser qu’il n’y a plus de pouls, vous l’aurez sans doute deviné. Je me tiens un peu à l’écart, la boule au ventre, stressé, mais je suis tout l’examen.
Aussitôt fini, l’interne me fait signe puis nous sortons. Je constate qu’il a un petit sourire moqueur sur ses lèvres. Sur un ton un peu ironique, il me demande si je ne sais pas confirmer un décès. Je lui réponds que si, l’air embarrassé. J’ai honte parce qu’il n’y avait rien de professionnel sur la façon dont j’ai réagi devant ce décès. Vu comment j’ai rapidement quitté cette chambre, on aurait dit que c’est moi qui venais de la tuer. Je n’aurais pas dû fuir. Le premier réflexe aurait dû de vérifier les constantes. Après tout, c’est nous, externes (étudiants de 4ème et 5ème années de Médecine), les « spécialistes des paramètres vitaux ».
La promesse est une dette
Depuis ce moment, je vois tourner en boucle le visage de Nadine et de tout son corps luttant contre ce supplice que lui infligeait sa maladie. Maintenant, ce n’est plus qu’un corps sans vie. Le remords me ronge parce que je lui avais promis, sans hésitation aucune, que tout irait bien. Si elle revenait à la vie, Nadine serait sûrement déçue.
Selon un ami, le métier de médecin est l’un des plus gratifiants (sans vouloir insinuer que les autres ne le sont pas). C’est vrai, à chaque fois que vous faites ce geste, même le plus petit qui soit, afin de soulager un patient et que celui-ci vous exprime sa gratitude, ou pas d’ailleurs, ça vous rend fier. Cela vous donne une certaine satisfaction morale. Par ailleurs, quand vous n’avez pas réussi à sauver le malade, vous avez le sentiment que le qualificatif « gratifiant » n’a plus sa place. C’est comme si une personne vous avait voué sa vie entière, que vous lui aviez promis que vous prendriez soin d’elle, mais qu’à la fin, vous échouiez.
Depuis ce jour, je me torture de questions sans réponses : c’est quoi la meilleure façon de gérer la mort d’un patient ? Est-ce de l’indifférence que de passer rapidement à autre chose ? Si c’est le cas, ne passe-t-on pas pour des personnes apathiques ? Que n’ai-je pas fait qui lui aurait sauvé la vie ? Qu’aurais-je dû faire différemment pour contribuer à sa guérison ?
A tout le personnel soignant, que la mort de vos patients ne vous fasse jamais douter de vos capacités. Tant que vous êtes sûrs que vous avez fait tout ce qui est en votre pouvoir pour préserver la vie du malade, prenez courage et n’abandonnez jamais. Le sort des patients encore en vie, en dépend.