Monia-Bella Inakanyambo a couvert les manifs de la population qui ont suivi la libération de Bob Rugurika, directeur de la Radio Publique Africaine. Émue, pétrifiée, parfois effrayée, voici son récit d’une journée qui fût historique.
Nous voici jeudi, le 19 février. Il est 7h30. J’ouvre difficilement les yeux. Il fait jour, je n’avais pas remarqué. Les maux de tête que j’avais la veille ont dû effacer certaines informations. J’ai oublié que c’était le grand jour, que Bob allait rentrer. Mais qu’à cela ne tienne, j’allume la radio ; la chaîne est la même qu’hier : la RPA.
J’apprends que Bob est en route pour Bujumbura, la foule en liesse dans les rues. À ce moment, je reçois un appel d’un collègue journaliste. Il vient de quitter la gare du nord, située à l’entrée nord de la capitale, où il vient d’assister à des scènes ahurissantes. Il prend la direction de la RPA. Il faut que quelqu’un y soit avant l’arrivée de Bob. Mon cerveau réagit vite. Avant que je ne m’en rende compte, je suis aussi en route pour la RPA.
La foule s’écarte sur mon passage
Dans mon quartier, rien ne bouge. Pas de taxi, pas de moto, pas de vélo, encore moins de bus. Tout Bujumbura est soit à la gare du nord, soit à la RPA. Ça, je l’ai fort bien compris en écoutant la radio. Je me demande comment j’arriverai à temps à la RPA. Coup de chance : un ami passe et propose de me déposer. Je ne réfléchis même pas. Je m’assoie dans la voiture. Tous les moyens sont bons, pourvu que j’arrive à destination.
Plus on approche la RPA, plus mon cœur bat. J’ai l’impression d’aller au front d’une armée. La foule se fait de plus en plus immense, les chants affluent de partout. J’ai envie de me joindre à eux, de danser, de crier, de pleurer même, tellement je me sens émue. Mon ami n’a même pas encore arrêté la voiture que je suis déjà sortie. Sans un«Merci ! », ni un « Au revoir ! » On verra ça plus tard.
Je commence à me demander comment me frayer un passage pour atteindre la RPA dans cette foule dont je ne vois pas la fin. Une idée me traverse l’esprit et qui ne tente rien n’a rien. Essayons voir ! Je mets mon badge puis je fonce. Partout où je passe, je vois la foule qui s’écarte doucement, poliment, et un chemin qui se referme derrière moi. J’ai compris et mon plan a marché. Aux yeux du peuple, tout journaliste mérite respect et considération en ce jour.
J’ai failli ne pas savoir que Bob était déjà sur place
Arrivée devant le portail de la RPA, je brandis mon badge et la porte m’est gentiment ouverte. J’entre, salue mes confrères. Je peux lire une joie intense sur leurs visages. Dans mon for intérieur, une voix résonne : « Bob est libre!» Je devine que c’est aussi ce à quoi pensent tous les journalistes, toute cette foule qui chante à gorge déployée dehors, tous ceux qui ne se sont pas joints à elle.
Bob Rugurika arrivera dans une voiture banalisée, méconnaissable. J’apprends en même temps que les autres qu’il s’agit en effet de lui. Il faudra donc aller le saluer. J’hésite, me disant que nous serons nombreux autour de lui. Mais à défaut de le saluer, au moins je prendrai quelques photos. J’accoure pour voir sa rentrée triomphale, pour immortaliser les émotions qui se vivront. Je n’arrive pas à ne fut-ce que toucher une infime partie du beau costume noir qu’il porte. Mais qu’importe, « Bob est rentré!», me dit la voix à l’intérieur de moi.
Je ressens plusieurs choses à la fois
Les journalistes autour de Bob, plus heureux que n’importe qui, le soulèvent avant qu’il ait posé les pieds sur terre. J’aurais aimé en faire autant. Mais au moins, je chante avec eux. Et je ne me suis pas encore détournée de cette scène émouvante que la foule devant la RPA a déjà entonné l’hymne national « Burundi Bwacu ». Cette fois-ci, je me laisse aller : je chante, je crie, j’observe, j’analyse, je prends des images et j’ai un sentiment d’espoir qui domine en moi.
Une phrase revenait à chaque fois : « Bob murekure aturekuze ! » (Libérez Bob afin qu’il nous fasse libérer à son tour.) Mon cœur se serrait très fort, car j’ai vite mesuré la confiance que cette foule témoignait aux médias. J’ai réalisé que mis-à-part le fait que Bob s’était battu pour éclaircir un dossier devenu énigmatique, cette foule aspirait au changement.
Quand j’ai compris que cette foule s’est formée d’elle-même, que personne n’a entrainé personne, quand je l’ai vu braver la police qui essayait de la menacer afin qu’elle s’éparpille, j’ai alors su que l’heure du changement avait sonné. J’ai été témoin de scènes que j’aurais cru possible sous d’autres cieux, mais jamais au Burundi.
C’est avec un sentiment de joie, de dépassement même, que je suis allée au travail… Le bout du jeans que je portais avait été déchiré pendant que j’essayais de prendre des photos, j’avais eu droit à une douche bleue de la part de la police. J’étais essoufflée. Mais tout ça n’était rien à côté du bonheur que je ressentais. Toutes ces scènes d’une foule déterminée, heureuse, reprenaient vie dans mes pensées.
Monia-Bella Inakanyambo
Ce billet a d’abord été publié sur Waza Afrique