S’ils sont nombreux à critiquer le fonctionnement de la justice burundaise, peu proposent des solutions pour guérir ses tares. Envisager de repenser la justice burundaise implique de mener d’abord une réflexion sur l’homme, le juge, pour ensuite analyser la refondation du système de façon plus générale. C’est pourquoi repenser la formation du juge burundais, garant d’un droit en évolution, reste une tâche ardue mais urgente.
Dans la Revue Afrilex parût en 2003 (n°3), apparaît une excellente réflexion de Jacques Vanderlinden qui propose en quatre axes le savoir à dispenser au juge africain pour que l’exercice de sa fonction soit rendu plus légitime : savoir être, savoir comprendre, savoir écouter et savoir juger. Pour sa formation académique, il propose la pluridisciplinarité alliant anthropologie, économie, politique, psychologie et sociologie. Plus de dix ans qui nous séparent, ses propos restent d’actualité au Burundi. Le secteur de la justice est cité dans le fracas des crises politiques et économiques qui ont secoué et secouent encore notre pays. Cette réflexion peut nous aider à ouvrir de nouvelles perspectives lorsqu’on l’applique au cas du juge burundais
Le « savoir-être »
Au cours des mutations en cours, le juge burundais connaît lui aussi la crise de sa fonction. Le juge est un homme comme tout le monde qui est soumis à beaucoup d’influences, celles de ses opinions, de ses convictions politiques. Les juges sont soumis aux pouvoirs de la rue, des médias. Ils proviennent sûrement d’une ethnie, d’une région. En outre, ils ont des amis, des ennemis, des rivaux. Au Burundi, les juges ont peu conscience de l’importance et de la puissance de leur rôle dans un contexte où la dépendance au pouvoir politique est expérimentée quotidiennement.
C’est en tout cas un grand défi pour le juge burundais de pouvoir concilier le pouvoir politique, le droit et les réalités sociales vécues par la population. Ici, la question fondamentale pour le juge est celle-ci : juge burundais, qui es- tu et que veux-tu ? Aucune société ne peut se targuer d’avoir des valeurs sans personne pour les incarner. Or, la société burundaise a toujours eu la fierté de compter parmi ses valeurs les plus essentielles celle d’ubushingantahe. C’est là une valeur que les Burundais veulent voir incarnée par le juge Au cours de sa formation, ce dernier pourrait s’imprégner de celle-ci au contact des sages, en vue de sa légitimité future.
Le « savoir-comprendre »
Le Burundi garde le souvenir douloureux des cicatrices laissées par des crises graves et continues des luttes fratricides entre les ethnies où la vie humaine a été détruite ou menacée. Le mal nous a tous atteint si on regarde comment certaines de nos réactions spontanées peuvent quelquefois véhiculer la violence, les disputes ou les inégalités. Par ailleurs, l’observation des réalités juridiques quotidiennes de la population ne peut se faire ailleurs que sur « le terrain ».
La complexité de la situation socio-politique du Burundi appelle la perspective de savoir comprendre, ce qui justifie la nécessité d’un enseignement pluridisciplinaire et comparatiste. Le juge burundais a besoin de faire une réactualisation du passé par une lecture renouvelée en fonction des nouvelles valeurs et des nouvelles questions posées et pouvoir reconnaître ses faiblesses sans pouvoir tomber dans la dépression. Pour juger, il lui faut comprendre les hommes et les femmes qui lui sont contemporains.
Le « savoir-écouter »
Le premier service dont nous sommes redevables envers les autres, c’est de les écouter. Le juge doit être comme une sage-femme qui doit faire advenir la vie, ou comme un sourcier qui détecte une source. Ceci étant, le juge burundais devrait avoir une conscience aiguë de la dualité du droit, celui écrit et celui oral. Remettre en cause les « vérités » assénées par les textes en les confrontant aux réalités. Ces dernières sont à mesure de l’aider à gérer les problèmes et conflits qui se présentent à lui.
Cela peut non seulement renforcer le sens qu’il a de la peine, mais aussi lui donner une nouvelle vitalité en la rendant plus humaine. Umushingantahe est ainsi un homme de droit (ingingo) animé d’une culture de justice, d’équité et le sens de l’écoute pour pouvoir administrer une justice équitable.
Le « savoir-juger »
Le juge qui pouvait agir de sa propre initiative s’est laissé prendre dans le piège de la politique. Ici, c’est le principe de l’indépendance de la justice qui semble menacé. Le contour de cette indépendance devrait être repensé au même titre qu’un Etat qui peine à satisfaire à son obligation de protection des citoyens. Cependant, que les juges le sachent, le crime n’est pas seulement la transgression d’une loi, il est d’abord une offense à une ou plusieurs personnes.
La sagesse qu’avait le mushingantahe était de chercher la réparation des torts causés par l’infraction en recréant l’harmonie sociale des liens brisés au sein de la communauté. Malheureusement, la justice moderne semble ignorer cela. Le modèle de la justice des bashingantahe qui pourrait inspirer le juge, pourrait être un ferment de renouveau pour le système judiciaire mais ne le remplace pas. C’est pourquoi, dira Dominik Kohlhagen, “la principale tâche du juge ne doit pas être l’application de la loi seulement, mais la restauration du lien social dans le respect de l’environnement social pour lequel est supposé exercer sa fonction”. (Burundi : la justice en milieu rural, RCN justice & Démocratie,2009.)
Somme toute, le juge burundais reste une figure à rénover. Nous avons la responsabilité d’imaginer une nouvelle fabrique de juges burundais épris d’indépendance et de liberté et déterminés à ne plus jamais être victimes d’aucun système politique. Il est donc urgent de produire de nouvelles lignes de destinée du juge burundais dans notre pays avec de nouvelles lames de fond pour vivre une nouvelle ère de justice au Burundi.