Depuis la nuit des temps, le Burundi a toujours été marqué par une entraide familiale et une solidarité communautaire, aussi bien dans les moments heureux que dans les instants douloureux. Mais quel sens cette tradition a-t-elle aujourd’hui, quand dans certaines localités, des gens exigent par exemple la rétrocession de la moitié de ce qu’ils ont contribué ? Un blogueur s’interroge.
Un dimanche, alors qu’un enfant est baptisé chez un ami, je me retrouve au cœur de la foule, bercé par un tohu-bohu de blagues, de rires et d’accolades. Un enfant arrive, portant un casier de bière sur la tête, suivi de sa mère, puis du chef de famille en costume noir, un bâton à la main. Ne vous y trompez pas : le service protocolaire existe bel et bien, même chez moi, dans la zone de Bikanka (à Mukike). Un membre de ce service leur indique une place où s’asseoir.
Quelques minutes plus tard, le serveur commence à distribuer les boissons, notamment la bière de sorgho, aux amateurs. Nyenírăbwa, le père de l’enfant baptisé, arrive avec des casiers de bière pour servir ceux qui les ont apportés, et ses proches bien sûr. Il prend six bouteilles et les remet à l’homme que j’avais vu arriver avec sa femme et son enfant. Celui-ci en donne une au porteur, deux à sa femme, et garde trois pour lui. Je les observe, intrigué, et des questions me trottent dans la tête.
Une pratique tacite qui interroge
Je demande alors à mon voisin pourquoi on a servi six bouteilles à une seule personne. Il n’en restait que trois devant lui, alors je suis curieux de comprendre. Sa réponse me laisse sans voix : « Non, ce n’est pas parce qu’ils sont trois qu’ils ont eu six bouteilles. C’est une règle que la communauté s’est imposée ici. Quand tu viens à une fête avec une caisse de 12 bières, l’hôte est obligé de t’en restituer la moitié. Soit, tu les consommes sur place, soit tu repars avec. Le reste est pour le maître des lieux et ses amis proches. »
Cette réponse ébranle mes certitudes. Je remets en question le sens même de la tradition d’uguterera, cette solidarité ancestrale.
Selon Ndayishemeze Edouard, maître en Histoire et Patrimoine, la bière a une fonction unificatrice : une personne fait appel à ses voisins pour obtenir de l’aide dans une situation donnée. C’est aussi un moyen de mesurer l’hospitalité de la famille qui reçoit, ce qui alimente les représentations sociales au sein des communautés locales.
Pascal, un sexagénaire de la même zone avec qui j’ai échangé, partage le point de vue d’Edouard. Il explique que l’essence même de cette solidarité communautaire a toujours été d’aider celui qui organise une fête à bien accueillir ses invités, afin qu’ils ne repartent ni affamés ni assoiffés. Chacun contribue selon ses moyens. Il arrive, confie-t-il, que quelqu’un se présente à une fête sans rien apporter. Dans ce cas, celui qui a contribué aide aussi à accueillir celui qui ne l’a pas fait. « C’est ça, la logique de l’uguterera », conclut-il.
Uguturera : mutation ou dévoiement ?
Un autre vieillard de la colline s’indigne : il trouve incompréhensible et irrespectueux qu’un homme reparte avec des bouteilles de Primus à la main simplement parce qu’il ne les a pas toutes consommées, alors que d’autres invités n’ont eu droit qu’à quelques gorgées. Cela n’a, selon lui, aucun sens.
Ce comportement, qui consiste à récupérer la moitié de ce que l’on a apporté, vide de son essence l’uguterera, cette solidarité qui a toujours été le ciment des communautés. Une fête familiale devrait être un moment de partage, et non l’occasion d’un troc où chacun calcule ce qu’il doit récupérer. Certes, celui qui contribue davantage mérite une attention particulière, mais comme le disaient nos ancêtres : « Abagabo ntibaronkera rimwe, baba basemana ». Sinon, cette « solidarité », qui fut longtemps le socle de la société burundaise, risque de ne plus avoir aucun sens.

Sekura Ungurane; la même histoire y’uguterera vyatanguye kera comme cet article ici en 2019: https://www.yaga-burundi.com/muyinga-ngubu-ubuhinga-bushasha-bwo-kugwanya-abavumvyi/
Birababaje, kuko imico y’Igihugu turimwo ntigisa n’iy’Uburundi bwatwibarutse.