Skip to content

Bernard ‘‘Nkundabantu’’ : une étoile a filé dans la nuit…

Le décès survenu ce 18 janvier de Bernard Ndoricimpa, le compère d’Alfred dans le duo tradi-moderne « Alfred et Bernard », est une tragédie. Une tragédie d’abord pour ses proches. Puis une tragédie pour le Burundi, parce que cette mort nous (re)jette à la figure une vérité douloureuse : en tant que société, pays, nation, nous avons failli. Et ce n’est pas la première fois.

Mon plus lointain souvenir avec Bernard, ça doit remonter à 1998. À cette époque, j’étais en 3è année primaire à Gatumba, où j’avais atterri avec ma famille, fuyant la haine et la folie humaine qui mettaient à feu et à sang les quartiers nord de Bujumbura. 

Donc en 1998, en manque de modèles et de repères, comme la plupart de mes jeunes camarades qui s’entassaient avec moi à cinq sur les pupitres rugueux de l’École primaire de Gatumba I, je regardais avec une pointe de jalousie ce jeune garçon qui était dans notre classe sans vraiment y être, que des « Blancs » venaient prendre à l’école au milieu des cours dans des rutilants 4×4, et je me disais en mon for intérieur : « Il en a de la chance le bougre. »

Le jeune homme, vous l’avez deviné, il s’agit de Bernard Ndoricimpa, fils de Mathias Mijuro, musicien de l’Orchestre « Nakaranga », surdoué de l’umuduri.

Mathias, en bon père, avait transmis son talent à son rejeton, qui l’accompagnait dans ses représentations publiques ou privées. Tandis que nous tapions, pieds nus, dans le ballon confectionné à l’aide des sachets usagés au milieu de la cour de récréation de Gatumba I, à 12 ans, Bernard serrait la main des puissants de l’époque et se faisait prendre en photos avec des diplomates. Son avenir semblait tout tracé.

À la musique comme à la guerre

La dernière fois que j’ai vu Bernard, c’était en 2016. Après la 3è primaire, je l’avais perdu de vue, avant d’entendre parler de lui à partir des années 2007, à la sortie de l’album « Nkundabantu ». Cet enregistrement de 11 chansons aux sonorités traditionnelles mais arrangées à la sauce très moderne du producteur Bachir Dia a été un tel succès que dans le coin où on se cachait pour fumer des clopes avec mes camarades de classe du Lycée Ngagara, je ne pouvais que m’enorgueillir, et lançais entre deux bouffées de cigarette : « Putain les enfoirés, savez-vous que j’ai fait mon école primaire avec ces deux lascars ? » 

Le succès semblait au rendez-vous et je suivais le parcours des deux artistes par médias interposés. Représentations au Rwanda, Cameroun, Kenya, Chine, etc. 2011 : premier prix de musique traditionnelle aux East African Music Awards. 2013 : invitation à la compétition continentale SICA. Alfred et Bernard étaient en train de réaliser la prophétie d’un enfant de 3è année primaire et j’en étais très fier.

Après 2013, le duo se fait plus rare dans les médias, et de mon côté, je continue mes aventures, non moins trépidantes. Je les recroise donc en 2016, au mois de juillet. À l’époque, je fais partie de l’organisation d’un festival nommé Amahoro, et je dois contacter les artistes. Sur ma liste, Alfred et Bernard sont dans les cinq premiers. Un coup de fil, et le rendez-vous est fixé. On va les prendre en photo à Kamenge, dans le quartier Mirango. La joie de revoir Bernard après tant d’années n’a d’égal que la tristesse de le trouver dans son milieu, loin du feu des projecteurs multicolores et des habits chatoyants. Le jeune homme sort d’une petite maisonnette en tongues, débraillé, le cheveu hirsute, et en grand comique, comme tous ceux qui l’ont côtoyé le témoignent, il me lance : « Bienvenue dans mon palais, cher journaliste ».

Alors que j’avais prévu de lui dire qu’on avait fréquenté la même école, la même classe, je me tais et on prend les images rapidement. Avant que nous prenions congé, Bernard s’approche et me demande : « L’ami, tu peux m’acheter une cigarette ? ». Je plonge la main dans ma poche, et je lui file 500 francs. Les effusions que j’avais imaginées n’auront pas lieu, je repars silencieusement, meurtri de honte et de rage. C’est le dernier souvenir que je garde de lui.

L’ascenseur social est une grande illusion

En 2013, le duo Alfred et Bernard confiait au journal Iwacu : « Beaucoup de gens croient que nous sommes riches. Mais c’est archi-faux, même le peu de sous que nous gagnons dans les concours et concerts, nous le partageons avec nos familles et producteurs ». C’était au faîte de leur gloire. Mais quelle gloire ? Aujourd’hui, en faisant des recherches sur eux, j’apprends qu’entre la période de l’école primaire et la sortie de leur album, Alfred et Bernard ont vécu une vie de misère, se vendant (musicalement) au plus offrant, mais le cachet excédait rarement, voire jamais, 500 francs bu. Dix ans après avoir « percé », Bernard rentrait toujours d’un festival international au Brésil pour repartir s’enfermer dans la vie miséreuse de Kamenge, où son statut d’artiste ne l’empêchait pas de quémander une cigarette de 100 fr bu.

Durant la même interview au journal Iwacu, mon ancien camarade de classe lançait, mi-figue mi-raisin : « Mais c’est sûr un jour, nous vivrons de notre musique, et qui sait, nous aurons des voitures et des villas, même si aujourd’hui, nous circulons en taxi-moto ». Bernard aura été un grand rêveur durant sa courte vie. Alors qu’il pensait aux villas, il se serait éteint chez lui, dans un taudis aux meubles rustiques et aux lampes fumeuses. Mais comment ne pouvait-il pas rêver ? Il avait voyagé, avait vu la vie des artistes d’« ailleurs ». Il se savait talentueux (et il l’était) et croyait pouvoir un jour vivre grâce à ce qu’il savait faire mieux que personne : la musique.

Mais le Burundi n’aime pas les rêveurs. Le Burundi se fout royalement que tu aies été le gardien du sanctuaire des tambours nationaux, que tu aies été une icône de la musique africaine et remporté les prix Découvertes RFI et Calao ou que tu aies chanté un hymne intergénérationnel. Si tu as de la chance, tu auras droit à des hommages ministériels comme Antime après avoir dépéri dans un hôpital miteux, ou pire, tu décéderas dans l’anonymat total et seule l’Amicale des musiciens viendra à tes funérailles avec une enveloppe de 20 000 francs bu. 

Mort pour rien

Au moment où Bernard était en train de s’étioler au fin fond de Mirango, des avantages et des postes juteux étaient offerts en cadeau à des personnes dont le grand talent est d’être des proches de telle ou telle autre personnalité puissante. Alors que des villas dont le financement reste opaque sortaient de terre pour peupler les hauteurs de Bujumbura, Bernard était en train de rendre l’âme sur un lit cabossé au fin fond de Kamenge. 

Mais d’ailleurs, c’est sa faute. Bernard n’aurait pas dû être un rêveur. S’il avait été avisé, il aurait peut-être dû faire des chansons pour un parti quelconque. Ou bien, il aurait peut-être dû continuer l’école au lieu de suivre sa passion. Et il serait allé grossir les rangs des chômeurs. Ou il aurait décroché un boulot s’il avait milité pour tel ou tel parti, ou travaillé dans une start-up s’il avait eu de la chance comme peu d’entre nous.

Pendant ce temps, le Burundi n’aurait pas gagné son premier prix aux East African Music Awards. Il n’aurait peut-être jamais participé au festival Rock in Rio. Les mélomanes n’auraient jamais connu « Nkundabantu ». Et Bernard n’aurait pas eu à mourir dans la trentaine, usé et désabusé par une vie qui lui avait fait miroiter voitures et villas, mais dont il ne récoltera que misère et maladie. 

Rest in peace Champion.

 

Author

Ras

Critique irrévérencieux, ceux qui s’énervent pour un rien sont priés de passer leur chemin.

10 Replies to “Bernard ‘‘Nkundabantu’’ : une étoile a filé dans la nuit…”

  1. Excellent!! L’ ironie s’ affichera le jour de son enterrement. Attendons pour voir la longue file des gerbe de fleurs qui sera déposée sur sa tombe…

  2. Uburundi buramaze gushinga icumu mu mashinga incuro nyinshi cane kubera abahinga bitanga mu karanga. Mijuriro (se wa Bernard) be n’abo bari kumwe muri « Nakaranga » baramaze imihingo y’isi, isinzi ry’abantu rikabaha amashi. Ubushimwe bagashishira bakazana.
    Nta rubanza ruhambaye rw’igihugu batatumirwamwo. Ivyo twabiherutse ryari? Ugira ngo ntibari bakiririmba n’ubu bakiriko? Bahembwa angahe mbega ko bari abakozi ba Reta? Ubu babayeho gute? Iyo mpuye na Mijuriro na Torobeka, ntafise ico ndabaha ndaba mwaramutse, naho iyo mwaramutse itabuza akaramutse mu nda yabo bisonzeye kandi banyotewe.
    Raba ubukene barimwo!

    Kubera iki urya murwi n’ubu ukiriho mugabo ata n’ababizi? Twikebuke

    1. Ico umuntu akwiye kumenya n’uko kumenya kuririmba atarivyo bihambaye rwoooose, igihambaye n’uko umuntu yomenya kuvyaza umusaruro ubuhinga bukeyi azi kuko ubu hariho abaririmvyi ata bintu bihambaye bazi ariko babayeho neza, atari ba Mayibobo, hakaba rero n’abandi b’abahinga mu muziki ariko babayeho nabi.

  3. Comme à chaque fois que je te lis cher ami… Mais qui sait? Avec des plumes comme la tienne, permettons-nous de rêver encore d’un Burundi moins désolant pour ses filles et fils!

  4. Abataronse amahirwe yo kuvuga inyamazuru mu ndimi z’amahanga, abakoresha iminwe yabo n’impano kavukire mu Burundi bahabwa agaciro gato cane kandi ari bo bafise vy’ukuri ubuhinga butangaje bokwigisha n’abandi. Abatwaye Uburundi bose ata wuvuyemwo barashaye ku banyamyuga barahemukiye izo nyenyeri zizima ntibatse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.