Soixante-six jours viennent de s’écouler depuis l’arrestation et l’emprisonnement du rappeur Olègue Baraka. Soixante-six jours d’injustice et de diabolisation d’un jeune artiste dont le plus grand tort est d’avoir caricaturé, à sa manière, la société dans laquelle nous vivons. Soixante-six jours pendant lesquels rien n’a changé, le cynisme, l’aveuglement et la loi du plus fort ont continué à gouverner le monde.
Je crois que j’ai expérimenté très jeune l’hypocrisie de la religion, ou disons, de ceux qui se réclament de la religion. À quatorze ans, j’avais décidé unilatéralement, sans l’aide de personne, que le Dieu dont on me parlait depuis ma tendre enfance était soit une invention d’hommes des cavernes pour s’expliquer des phénomènes qu’ils ne comprenaient pas, soit un être complètement inique et dont les préceptes étaient contraires à toute logique bienveillante. Mais ce serait aussi un mensonge de dire que je me suis réveillé du jour au lendemain athée. À cette époque, je sors d’une triple lecture du « Loup des mers », roman trop grand pour mon âge et qui m’a profondément marqué, et d’un challenge pour lire toute la Bible en entièreté. Ces lectures m’ont complètement transformé.
Donc à quatorze ans, je suis fier d’annoncer aux jeunes de mon voisinage le peu de considération que j’accorde désormais à la religion (comme les autres annoncent fièrement la perte de leur virginité) et mes nouvelles perspectives sur le monde. Parmi eux, deux enfants d’un pasteur.
Quelques jours plus tard, je suis invité chez ces derniers. Je me présente innocemment, et, stupeur, je suis accueilli par un comité de quatre ou cinq personnes de l’église de leur papa. Le groupe est présidé par le pasteur, qui soit dit en passant, m’aime bien, vu qu’à cette époque, je suis plus ou moins l’enfant modèle en comparaison à ses rejetons, de vrais garnements au caractère teigneux.
Le pasteur me fait asseoir sur un tabouret bas et la première question fuse, directe. Elle vient de la mère de mes amis, elle aussi pasteure : « Jeune homme, est-il vrai que tu ne crois pas en Dieu ? »
Tout innocemment, je réponds : « Je ne crois pas non ». Tout de suite, dans l’assistance, des soupirs, des cris, des bras levés au ciel, des mains qui s’arrachent les cheveux. Sauf le pasteur qui me regarde avec attention. « Pourquoi ? », demande-t-il.
Au moment où j’ouvre la bouche pour répondre, sa femme rétorque. « Mais papa, comment peux-tu même poser cette question ? Tu ne vois pas que ce pauvre petit est possédé par le démon ? Prions plutôt pour sa délivrance ».
Le pasteur regarde alors sa femme, puis l’assistance qui approuve frénétiquement la proposition de la maman pasteure. Il finit par lâcher « Bon ben. Prions alors ».
Les quatre personnes m’encerclent et entonnent des chants. Puis les prières fusent, vigoureuses, pour le salut de mon âme, contre Baal qui a pris possession de mon esprit, contre les mauvais esprits de mes ancêtres. À un certain moment, je croise les yeux d’un homme, et à sa réaction outrée, je me rends compte que pendant tout ce temps, j’arborais un sourire goguenard. Sa main saisit ma tête, il me secoue de toutes ses forces, en implorant Dieu de m’ouvrir les yeux. Effectivement, à cause de la hargne qu’il met dans ses mouvements, j’ai l’impression que mes yeux vont sortir de leur orbite et que ma cervelle va fuser de mes oreilles. Je ferme les paupières et j’attends sagement que la tempête passe. L’assistance psalmodie des mots pendant une quinzaine de minutes alors que mon cerveau a complètement décroché. Après, on me demande d’ouvrir les yeux. J’ai un mal de tête horrible. On me pose des questions dont je n’arrive pas à saisir le sens et auxquelles je réponds vaguement. Puis je crois saisir qu’on me laisse partir. L’adolescent qui sort de cette pièce électrisée est plus que jamais convaincu que la religion est une grosse blague. Et comme pour renforcer ma nouvelle foi, quelques mois plus tard, l’église finit par se désagréger, sur fond d’histoires sordides d’adultère, d’extorsion d’argent et de « sorcellerie ».
Faisons un saut de deux ans. J’ai seize ans, je suis en seconde, j’ai pris le temps de lire Karl Marx, de comprendre à ma manière Hegel, et j’anime plus ou moins un club d’athées à mon lycée. Ce jour-là, j’ai un débat houleux avec ma prof de français (qui m’adore soit dit en passant) et le reste de la classe. Le sujet ? « Pourquoi je ne crois pas en Dieu ». On sonne la récréation, mais la prof préfère nous garder en classe pour continuer à échanger sur le sujet. Les élèves des autres classes commencent à s’agglutiner sur les fenêtres. Je suis mal à l’aise et je le fais savoir. Le débat s’arrête.
Quarante-cinq minutes plus tard, je suis convoqué dans le bureau du préfet des études. Ma prof de français est là, assise dans un coin, un sourire sur le visage.
Le préfet, petit être assez mou, me demande, en français : « C’est toi l’élève qui ne croit pas en Dieu ? » Je me tais. Il continue : « Est-ce que tu connais celui qui fait que tu sois debout en ce moment même ? » Je regarde autour de moi et je réponds du tac au tac : « Vous monsieur. Si vous m’aviez dit de m’asseoir, je serais assis à l’heure actuelle ». Le préfet ouvre la bouche mais aucun mort n’en sort. Ma prof est sur le point d’éclater de rire. Silence de deux minutes.
Puis le préfet lâche, en kirundi : « Tu as de la chance qu’on soit dans une école laïque. Ailleurs, tu saurais ce que ça signifie cet affront à la foi. Retourne dans ta classe ».
À partir de ce jour, je commence à remarquer que certains élèves que je croise dans les couloirs de mon école m’évitent, certains dévient carrément de leur chemin. Je crois saisir ce qui se passe, et je n’ai pas envie de finir ma scolarité dans cette ambiance malsaine. Quelques jours plus tard, j’opère un virage à 180° et j’entonne la prière du matin. Puis je fais part de ma reconversion, la main sur le cœur. De cette façon, j’espère obtenir la paix. Et je l’obtiens.
Des agneaux en habits de loups
Pourquoi je vous raconte tout ceci. Pour mettre en perspective l’injustice que subit le jeune Olègue, broyé par une machine dont les rouages sont constitués par l’ensemble des croyances dans lesquelles nous baignons depuis notre petite enfance et qui nous empêchent de voir, de concevoir même, l’iniquité de nos décisions et de poser un jugement objectif sur le monde.
Quand j’ai rencontré Olègue pour la première fois, il n’était pas encore la star qu’il est devenue aujourd’hui. C’était plus ou moins une semaine après la sortie de sa première chanson, qui a fini par lui valoir aussi son premier séjour en prison. Comme j’adore les personnes qui pensent différemment (mon premier texte “célèbre” parle de prostitution et proxénetisme), je demande alors à des amis de m’organiser un rendez-vous avec ce jeune artiste audacieux dans les plus brefs délais. Premier choc. Moi qui m’attendais à rencontrer un jeune extraverti, à la limite effronté, je suis étonné de voir un post-ado à la voix douce et posée, et qui n’arrive pas à me regarder droit dans les yeux. Deuxième choc. Quand je lui demande ce qu’il prend, il dit ne pas boire d’alcool et préfère un « Fanta orange ». Difficile à croire quand on voit la clientèle de certains bars-karaoké, composée à la grande majorité de jeunes de moins de 18 ans, presque tous cigarettes clouées au bec.
Au cours de nos échanges, je comprends de un, qu’il est très loin de l’image de bad boy qu’on se fait de lui. De deux, qu’il se cherche encore mais que ses modèles ne sont pas Burundais. De trois, qu’il veut percer à tout prix, quitte à mettre la main dans la fourmilière, et enfin , je comprends que nous avons des divergences artistiques qui font que je ne pourrais pas collaborer avec lui. Quelques semaines plus tard, j’apprends qu’il a été arrêté. Et je me dis que ce n’est pas si mal que ça, pour un jeune artiste qui veut se construire une carrière gangsta, comme les Américains qu’il prend en référence. Je ne m’en fais pas outre mesure pour les faits qui lui sont reprochés, et je me dis qu’il sera libéré dans les prochains jours. Et ce fut exactement le cas.
Deux ans plus tard, Olègue est retourné en prison, pour atteinte aux bonnes mœurs. Et cette fois-ci, cela ressemble plus à une vendetta qu’à une mesure correctionnelle. Aujourd’hui, le jeune homme totalise soixante-six jours, privé de sa liberté. Pendant ce temps, nous avons préféré mettre de côté le fait qu’il est emprisonné illégalement (aucune loi dans notre pays ne punit son « délit » d’emprisonnement), mais avons choisi de débattre sur la responsabilité des artistes dans l’éducation des jeunes et la préservation des « valeurs burundaises ». Nous avons oublié la responsabilité primaire des parents, en tant que premiers modèles, dans l’éducation de leurs enfants. Ces mêmes « parents » qui passent leurs soirées à vampiriser des adolescentes dans des maisons louées à prix d’or dans les quartiers chics de Bujumbura et gardées comme des forteresses. Des adolescentes qui sont, peut-être, celles qu’on voit se déhancher dans les clips d’Olègue.
Maintenant, nous essayons de faire comprendre à Olègue qu’à sa sortie de prison, il aura le choix entre partir rejoindre les Lion Story en exil pour continuer à chanter ce qu’il veut, soit rejoindre le troupeau de chanteurs qui se sont rangés sur la bien-pensance ambiante quitte à perdre toute leur identité.
Et que retiennent les jeunes ? Que pour réussir dans la vie, ils auront le choix entre être eux-mêmes, percer en essayant de sortir du lot, avec tous les risques qui vont avec, ou aller rejoindre des chorales bâties sur le clientélisme, qui se font et se défont au gré des puissants et des intérêts du moment. Mais dans les deux cas, la “valeur” qui guidera leur destinée est la même : l’opportunisme.
Disclaimer : à l’intention de tous ceux qui vont vouloir m’embrigader dans un débat théologique. Aujourd’hui, je ne fais plus de procès à la religion. Ma pensée a mûri tout comme ma perception du monde et de l’Homme. Des bisous.
Profondément touché ! Rien à dire. Bravo à l’ auteur ❤️ !
Che(è)r(e) RAs,
Merci pour ce joli texte. C’est fou comment la communauté burundaise se veut toujours uniforme en ce qui concerne les croyances. Et que veut vraiment dire les « valeurs Burundaises » ? Est-ce celles influencées par les religions apportées par des colons ?
Aussi, tu as le droit d’être athée. N’en déplaise aux autres.
Par contre, je fais une différence entre la religion et la croyance en Dieu: je ne fais partie d’aucune religion, mais je crois en l’Imana, imwe twasaba duciye kuri kiranga.
Belle journée,