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Le fait, l’émotion et les réseaux sociaux

Faut-il encore rappeler les circonstances ? Le festival de théâtre « Buja Sans Tabou » a été suspendu pour avoir « désacralisé » le sacro-saint tambour burundais lors de sa soirée d’ouverture. La viralité de cette séquence de tambourinaires en costards, sortie de son contexte, a signé l’arrêt (temporaire ?) d’un des rares événements burundais où l’art et la culture s’émancipent du politique, de la complaisance et de l’hypocrisie afin d’accomplir leur fonction primaire : transcender les gens. 

Comment ne pas s’émouvoir ? Comment ne pas s’offusquer ? Quelques semaines séparent ce « sacrilège » d’une autre séquence non moins virale : le numéro Un burundais, sourire présidentiel sur le visage, le « traditionnel » habit des tambourinaires bien noué sur les épaules, le pied nu, dansant, chantant et faisant rugir le tambour à Gishora, entouré d’autres tambourinaires tout aussi élégants, beaux que lui. Beau ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la kyrielle de tweets et de statuts/stories élogieux-ses qui ont suivi ce moment.

Après tant de grâce, comment ne pas réagir face à cette infamie de la troupe Amagaba et des organisateurs de « Buja Sans Tabou » ? Comment ne pas être choqué ? Comment ne pas manifester notre réprobation ? Oui, parce que nous, peuple du digital et des réseaux sociaux, dénoncer, protester, condamner, il n’y a que cela que nous savons faire. Remettre en question ? Prendre du recul pour s’interroger, sur le message ou le contexte ? Non non, ça prend beaucoup trop de temps. Nous sommes tous soumis à l’instantanéité et à l’urgence que nous imposent nos chères plateformes-prisons. Au moment-émotion que nous devons susciter ou ressentir, aux idées que nous devons développer, vendre ou comprendre en moins de 280 caractères. L’homo interneticus se doit d’être le premier à publier, être le premier à commenter, sans se questionner au-delà de ce qu’il voit défiler sur son écran. À défaut d’être le premier, suivre le mouvement, la tendance, relayer, retweeter, partager, mettre sur son statut hier : « Qu’il est beau notre Président. Fier d’être Burundais » et aujourd’hui : « C’est inadmissible. On ne peut pas jouer au tambour national en costard ». Exister en ligne, sans se fatiguer à réfléchir.

Tous coupables

Face à la proportion qu’ont pris les événements, nous avons cherché les responsables, alors que le premier coupable était tout près. Ce n’est pas celui qui a sorti un communiqué bourré d’imprécisions, qui devait même ignorer qu’un  festival de théâtre se déroulait à Bujumbura. Le premier coupable, c’est nous-mêmes : le fan qui a publié la vidéo sans aucun détail, aucune explication sur le contexte. L’autre qui a relayé sans se poser de questions, parce que des tambourinaires en veste, c’est cool. Nous sommes coupables, mais malgré nous. Nous suivons, sans réfléchir, les règles que le nouveau monde nous impose. Être les premiers. Exister en ligne. Homo interneticus H24.

À côté de nous, le garant des mœurs et de la tradition, qui, derrière son smartphone et fort de ses 500-1000-5000 followers, s’est indigné. A condamné, a appelé à des (lourdes) sanctions. Le pseudo nationaliste dont la seule action pour promouvoir la culture burundaise se résume à étaler son inculture et à hurler sur les réseaux sociaux à chaque fois qu’il pense qu’on piétine des valeurs ancestrales qu’il ignore, sans s’interroger sur l’ancestralité des actes que lui-même pose au quotidien.

Pour finir, celui qui a sorti le communiqué, et qui n’a fait que ce qu’il sait faire le mieux : répondre aux sirènes des réseaux sociaux. La gouvernance de l’affect et du tweet. Contenter le peuple en montrant qu’on sait réagir à chaque fois que ce dernier s’émeut. Les exemples des fausses victimes, dont le plaidoyer larmoyant repris sur les réseaux sociaux a failli pousser à des actions précipitées, n’auront pas servi à grand-chose. Avons-nous même besoin de leçon alors que nous autres, la populace des réseaux sociaux, réclamons notre dose quotidienne de dopamine ?

Le cercle vicieux de l’hypocrisie

L’écrivain-philosophe Umberto Eco écrivait ceci en 2015 : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel».

Face à cette « invasion d’imbéciles » pour reprendre la formule du philosophe, la seule faute de « Buja Sans Tabou » a été de ne pas prendre à revers ces mêmes réseaux, pour anticiper, contextualiser, réagir le plus rapidement possible. Combattre l’émotion par l’émotion. L’équipe d’organisation a peut-être fait deux ans de recherche sur l’histoire du Burundi, mais elle a oublié que le festival se déroulait dans le présent et qu’il fallait se documenter sur le Burundi contemporain où la « viralité, » le tweet et l’émotion dictent certaines décisions.

Quant au commentaire en bas de l’illustration, il condense tout ce que j’ai voulu dire plus haut. Je l’ai aperçu sur Facebook, en réaction au communiqué de l’équipe d’organisation de « Buja Sans Tabou ». Par curiosité, je suis allé consulter le profil de l’autrice de ce réquisitoire lapidaire. En voyant sa photo de couverture (imaginez les deux tiers d’une poitrine généreuse offerte au regard concupiscent des facebookeurs), j’ai souri face à tant d’aveuglement sur les possibles interprétations des mœurs et de la tradition.

Les réseaux sociaux ne sont pas foncièrement mauvais, Mama Geno en est témoin. C’est nous qui les utilisons qui sommes malades.

Author

Ras

Critique irrévérencieux, ceux qui s’énervent pour un rien sont priés de passer leur chemin.

10 Replies to “Le fait, l’émotion et les réseaux sociaux”

  1. Vrais mais………

    A bas les emotions, nul ne sait ou elles vont nous mener. Le tambour a ete rehabilite, les gardiens sont tout oeil, il fallait simplement informer les gardiens actuels du tambour , des intentions du Festival Buja sans tabou en vue d’ eviter cette mauvaise interepretation et les desagrements…

  2. Trés irrévérencieuse même ta critique et c’est cela qui la rend belle et pertinente! Ceux qui n’aiment pas n’ont qu’á aller se faire cuire un oeuf ailleurs ou battre le tambour!
    Merci de la belle plume

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