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Les antichambres de l’enfer

Ou l’histoire d’un jeune ingénu qui découvre les nuits de Bujumbura…

Cette fumée inodore traversée de lumières incandescentes avait l’aspect de feux démoniaques  consumant des corps suppliciés dans un tableau de Sandro Botticeli. C’étaient comme des langues monstrueuses sorties des entrailles de la géhenne, s’élevant pour aller lécher les orteils du ciel.

Tout autour de la piste de danse, jeunes et moins jeunes assistaient à ce spectacle étrange, les uns affalés sur des canapés, les autres assis en équilibre précaire sur des chaises en plastique. Ils fixaient, le regard trouble, vide ou avide, à  l’autodafé de cette culture ancestrale qu’ils vantaient tant le jour.
Parfois, un d’eux se levait, titubant, sa bouteille à la main telle une excroissance physique, se jetait dans la grappe, laissant la place à un autre qui en sortait les jambes flageolantes, et venait s’affaler sur la place tantôt laissée libre en lâchant des  soupirs de mourant.
Juste au-dessus de la salle survoltée, à travers une lucarne, le DJ, un immense casque sur la tête  lui donnant l’air d’une libellule extraterrestre, semblait être le marionnettiste de ce festival déphasé, d’un simple toucher sur son instrument pouvant rapprocher ou éloigner les corps, imposer un rythme endiablé ou lascif, faire hurler ou grogner la foule.

Quelques heures plus tôt, je fêtais mon bac. Une heure plus tard, j’essayais de boire ma première bière, sans y arriver, trop acide. Ensuite je me laissai convaincre par mes camarades de classe de les suivre et maintenant, je me retrouvais ici, seul, à essayer de me faire le plus petit possible, échangeant une conversation muette avec ma montre dont les aiguilles semblaient s’être arrêtées.

Tous ces corps qui se trémoussaient, se déhanchaient, s’emmêlaient au-delà de l’obscène semblaient être sortis d’une toile apocalyptique, et le lucifer insectoïde qui les haranguait à travers les mille hauts parleurs me donnait la chair de poule : ce n’était pas ma place. Tandis que j’essayais de réfléchir à la façon dont je m’échapperai de ce piège traumatisant, sorti de nulle part, mon cousin Danny se matérialisa devant moi, son éternelle cigarette vissée au bec, l’air plus narquois que jamais.

 –    Tu t’es enfin sorti des jupes de ta mère ?

Il avait toutes les raisons de se moquer. Chaque fois qu’entre cousins ils prévoyaient une sortie, ma seule excuse était que ma mère m’avait laissé des trucs à faire. Je me levai et lui donnai une accolade.

 –   Pourquoi tu n’es pas venu à mon diplôme ? lui reprochai-je.

 –   Pour boire des limonades ? Non merci. Mais je peux me rattraper si tu veux, rétorqua-t-il, clin d’œil à l’appui.

 –   Un autre jour, je pensai justement à m’en aller.

Il fallait que je m’extirpe de ce nouveau piège, bien plus dangereux que le premier.

 –   Tu vas me dire que tu rentres à 2h et cogner à la porte de maman dragon ?railla-t-il. À un autre, cousin, avec moi ça ne marche pas. Viens, on va danser.

Pendant qu’il m’entraînait, plus tôt me traînait vers la piste de danse, je jetai un regard de supplication à ma chaise, le seul ami que j’avais ici et qui pouvait s’interposer entre moi et ce jeune écervelé, mais selon toute vraisemblance elle était aussi traîtresse que mes amis qui m’avaient abandonné, car je n’avais fait que quelques mètres qu’un autre s’asseyait dessus, sans que cette dernière bronche. Cette pensée me fit sourire, et je suivis Danny.

Danny était un poisson dans l’eau, se faufilant entre deux corps serrés, évitant in extremis un couple qui fonçait vers lui, saluant tour à tour des amis, mimant quelques pas de danse en marchant, tandis que moi, gauche comme un pape, je me cognai partout, me retrouvai malgré moi entraîné par la marée, m’interposai entre deux danseurs, m’attirait à chaque fois des regards envenimés que mes  je m’excuse contrits rendaient plus venimeux encore.

 –   Suis-moi jusqu’au fond, me cria Danny de toutes ses forces pour couvrir le bruit infernal de la musique. C’est plus dégagé.

Je me sentais comme un soldat au front, sous la mitraille ennemie : avancer était difficile, et reculer l’était encore plus ; c’est avec soulagement que j’atteignis un espace plus dégagé, assez éloigné des enceintes acoustiques. Danny était déjà au milieu d’un cercle de danseurs, en train de se contorsionner sous les hourras de l’assistance, et moi, je me tenais là, debout comme un idiot, le bruit m’empêchant de réfléchir, quand un souffle venant de derrière me caressa le cou.

 –   Tu danses avec moi beau gosse ? murmura une voix féminine.

Je me retournai brusquement pour voir qui s’adressait à moi, et sans me laisser le temps de répliquer, elle se colla contre moi. Jamais je n’avais tenu un corps de femme, et cette sensation… Je sentis mon esprit se vider, tout ce qui m’entourait disparaitre.

Un jour, quelques années auparavant, ma mère me surprit  en train de regarder un magazine pour adultes. Elle ne dit rien, mais le lendemain elle m’amena, et avec moi le magazine, voir notre pasteur. Sur un geste de la tête du pasteur, elle nous laissa seul. Je sentais le magazine plié dans ma main me bruler la paume, ma gorge était sèche, et debout face à ce saint homme, je me sentais sale, souillé.

 –   Fiston, donne-moi cette chose, fit-il doucement.

Je le lui tendis, les yeux baissés. J’entendis un tiroir qu’on ouvrait et qu’on refermait.

 –   Qui t’a donné ça ?

J’avais la langue collée au palais, mais je parvins difficilement à bredouiller que c’était des amis à l’école.

 –   N’est moins ami que celui qui veut t’entraîner avec lui dans l’abîme. Tu sais pourquoi ton père est mort ?

Je serrai les poings et je relevai les yeux.

 –   J’imagine facilement qu’il a dû commencer par ça. Et maintenant, regarde ce qu’il a fait à ta mère, et à toi aussi, indirectement. Tu veux finir comme lui?

Je serrai encore plus les poings.

 –   Tout ce qui maintient ta mère en vie, c’est la foi. Plaire à Dieu. Tu crois que ceci plaît à Dieu ? Tu veux que ta mère meure ?

 –   Je regardais seulement, je ne faisais rien d’autre ! me révoltai-je.

 –   Fiston, cette chose est un poison qui va obscurcir ton cœur. C’est un outil du Diable qui veut s’emparer de toi, et ensuite de tes proches. Tiens-toi éloigné des choses qui risquent de mettre des pensées impures dans ton cœur, sinon tu seras perdu, et tu mourras !

Quelques temps après, il se faisait chasser de la congrégation pour avoir couché avec une mineure, appris-je. Le doute faillit m’envahir quant à ce qu’il avait fait de mon magazine, puis je me souvins de son  credo : «  Écoutez ce que je dis, ne regardez pas ce que je fais.» La bonne blague…

Tout à coup, je sentis qu’on me secouait et je revins sur terre.

 –   Qu’est-ce que tu fous cousin ?

La bouche de l’inconnue était à quelques millimètres de la mienne. Danny me tira en arrière et saisit la fille par le bras.

 –   Tu dégage d’ici pétasse, intima-t-il d’un ton dur.

Je tentai de m’interposer.

 –   Tu n’as pas à lui parler comme à une…

Danny me jeta un regard impérieux qui m’imposa le silence. La fille nous regarda un moment puis haussa les épaules et tourna les talons. J’étais partagé entre l’envie de désobéir à Danny et la suivre, et celle d’écouter mon cousin, mais ce dernier ne me donna pas le temps de trancher.

 –   Viens, sortons.

Libéré de l’atmosphère glauque de la salle, l’air frais m’éclaircit les idées sur ce qui venait de se passer, et je sentis la moutarde me monter au nez.

 –   Danny, qu’est ce qui t’as pris de…

 –   Assieds-toi ici, fit-il en me collant fermement sur une chaise.

Il tira vers lui une chaise aussi, et s’assit à califourchon.

 –   Regarde autour de toi, qu’est-ce que tu vois ?

Je ne compris pas sa question, et je le regardai, interrogateur.

 –  Tout ce que tu vois ici est faux, embraya-t-il avec un geste de la main embrassant tout l’espace. Tous ceux que tu vois ici jouent un rôle, ou fuient un rôle. Tu vois le mec là-bas qui fait des blagues et dont tout le monde boit les paroles ? Il travaille pour les services secrets, il est à la pêche. Tu vois ce vieux-là entouré de jolies filles ? C’est un professeur d’université, marié depuis quinze ans si tu veux savoir, et là, tu la vois ?

Oui, je la voyais, collée dans l’ombre d’un pot de fleurs contre un vieillard à l’air extatique, en train de se frotter langoureusement sur les jambes que je devinais décharnées, les yeux fermés, un peu en avant, un peu en arrière. J’étais effondré, anéanti. Qu’est ce qui m’avait pris ? Je le savais à l’avance, mais comment suis-je arrivé à me faire prendre ?

Danny sortit de la poche de son blouson un flacon et me le tendit. Sans réfléchir, dépité, je le pris et avalai une gorgée de son contenu. C’était fort, brulant, et la sensation de chaleur qui me montait de l’estomac me mit la larme à l’œil. Il me fit signe et j’avalai une seconde gorgée.

Ainsi ils étaient tous ici. Je le voyais lui avec ses gestes empruntés, ses sourires faux : un prêtre : du vivant de mon père, j’avais assez fréquenté le séminaire pour ne pas m’y tromper. Ses mains, telles des griffes, se baladaient un peu partout pour happer cette part de paradis terrestre  qu’elles avaient fait le serment de ne jamais convoiter.  Celui-là ressemblait curieusement à mon ancien pasteur, assis dans un coin, bave à la bouche, une main massant son entrejambe, une autre tendue comme pour l’aumône,  essayant de s’accrocher à chaque spécimen féminin qui passait à sa portée, ces dernières l’évitant consciencieusement. Ces habits-là semblaient sortis d’un placard mal rangé d’un professeur du secondaire. Il se tenait roide, buvant sa bière avec parcimonie, trop fier pour aborder les filles, mais trop pervers pour ne pas empêcher son pantalon de se gonfler à chaque fois qu’une d’elle daignait lui faire un clin d’œil. Cette danse lascive entre deux hommes. Un d’eux n’était-il pas un de ces députés votant de lois liberticides, un de ces anti-mariage gay indéfectibles? Vas savoir.
Ici, certains laissaient tomber les masques, tandis que d’autres en mettaient. Du coin de l’œil, je vis qu’un des assistants du conteur de blagues se faisait traîner à l’extérieur par deux hommes au visage patibulaire. C’était la fin de la rigolade. Le couple mal assorti protégé par le pot de fleurs avait disparu.  Tandis que  de nouveaux couples bigarrés débarquaient, d’autres, pressés de conclure, s’en allaient. Et moi, j’étais assis, face à ce cousin qu’on m’avait conseillé d’éviter comme la peste, et ironie du sort, en train de me faire sermonner par lui.

 –   Quoi ? demandai-je, n’ayant pas saisi sa question.

 –   Je te demandais si tu es venu seul.

 –   Non, mais les autres ont disparu.

 –   Je pense qu’ils ont bougé vers une autre boite. Viens, on se casse.

Je le suivis docilement. À l’extérieur, je restai un peu à l’écart et le laissai discuter avec un des chauffeurs de taxis garés devant la boîte de nuit. L’entretien ne fut pas long, Danny me fit signe de le rejoindre dans la voiture.

 –   On rentre ? m’enquis-je.

 –   À cette heure ? répondit-il avec une moue. On va voir si ailleurs c’est meilleur.

Les rues étaient paisibles, les maisons, à part bien entendu celles qui se faisaient braquer, semblaient endormies d’un sommeil de bienheureux. Dans quelques-unes, des femmes attendaient, en se triturant les mains, que leurs maris rentrent. Les autres dormaient à poings fermés, croyant leur mari en mission ou en train de se tuer à la tâche. Toute une vie de misère et de mensonges. Je ne me rendis pas compte qu’on était déjà arrivé que quand Danny me secoua l’épaule.

 –   Hey, rêveur, on descend.

La ville est belle la nuit. Tout brille de mille feux, tout est plus beau, plus attirant. Jamais je n’aurais cru qu’il y aurait autant de personnes fuyant le confort réparateur de leurs lits pour venir courir la gueuse ou se livrer à d’autres activités non moins fatigantes.

Je m’avançai seul vers l’entrée de la nouvelle boîte dont on percevait une musique sourde sortir de ses entrailles, laissant Danny régler le taxi, quand un videur immense me barra le passage.

 –   Ticket, fit-il laconiquement.

Danny vint rapidement se mettre entre moi et lui et lui donna une accolade.

 –   Hey Big Mike, il est avec moi.

Le nommé Big Mike me jeta des regards soupçonneux, puis libéra le passage.

 –   D’accord Danny.

Franchi la porte d’entrée, la musique et le brouhaha m’assaillirent et je faillis tomber à la renverse.

–   Viens, je te présente des amis.

 

(à suivre, ou pas)

Author

Ras

Critique irrévérencieux, ceux qui s’énervent pour un rien sont priés de passer leur chemin.

3 Replies to “Les antichambres de l’enfer”

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