Le penseur, dramaturge et romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o a bouleversé à jamais mon rapport avec les langues. Un virage à 180 degrés opéré après la lecture de son « Decolonising the mind ».
Comme tant d’autres élèves burundais, j’ai connu Ngugi grâce aux cours de littérature africaine au secondaire. Enfin, des cours. Des séances où vous survolez souvent un extrait d’un livre d’un auteur, le plus important étant se souvenir du nom de l’écrivain et de l’œuvre. L’essentiel était de bien s’en sortir pendant les évaluations où il fallait juste relier le nom de l’auteur à celui de son œuvre. La quintessence de la pensée des écrivains, les évaluateurs s’en contrefichent.
Ce n’est que des années plus tard que j’ai vraiment lu Ngugi wa Thiong’o. Trouvé sur l’étal d’un bouquiniste, l’exemplaire de « Décoloniser l’esprit » couvert de poussière m’aguicha avec sa quatrième de couverture. Comme toujours, je me rends sur le forum de Babelio pour voir ce que d’autres lecteurs en disent. Tenté, j’achète le livre.
Quelle claque ça a été ! Dès la section « Déclaration », le ton est donné. L’auteur rappelle que des années plus tôt, il avait fait son adieu à l’Anglais avec « Pétales de sang » pour ses pièces de théâtre, romans et nouvelles pour ne plus écrire qu’en Kikuyu. Avec « Décoloniser l’esprit » en 1987, c’est la sortie de scène ultime. L’écrivain déclare qu’il n’écrira plus qu’en Kikuyu et en Kiswahili.
La langue, plus qu’une langue
« Emancipez-vous de l’esclavage mental, nous seuls pouvons libérer nos esprits », psalmodiait Bob Marley dans Redemption song. C’est comme si j’écoutais le reggaeman au fil de ma lecture de « Décoloniser l’esprit ».
La volonté de nous faire croire que nos langues et nos cultures sont à bannir est arrivé à des proportions où un enfant qui parle sa langue maternelle peut se voir administré des punitions. Or comme l’écrit bien Ngugi wa Thiong’o, « chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire » et, continue-t-il plus loin, « contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler la représentation qu’il se fait de lui-même et de son rapport aux autres ».
Il ne pense pas si bien dire. Combien de Burundais sommes-nous écartelés entre des mondes pour la simple raison que nous devons penser dans la langue des autres ? Cela nous éloigne de nous-mêmes sans pour autant nous rapprocher vraiment des cultures d’où nous sont venues ces langues.
Ce complexe d’infériorité est perceptible. Tellement perceptible que parler un bon kirundi peut vous exposer à des moqueries. Vous serez un umugamba et Dieu sait quelle charge ironique contient cette étiquette. En revanche, massacrer le kirundi est tolérable. S’il faut tourner bien sa langue pour ne pas offenser Molière dans sa tombe avec un barbarisme, broyer Ntahokaja ne pose aucun problème.
La grandeur inexplorée de nos langues
Ngugi wa Thiong’o, c’est l’homme qui a voulu faire de sa langue « ce que Spencer Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe. » Il a réussi son pari. Avec la parution de son roman Caitaani Mutharabaini, les exemplaires se vendaient comme de petits pains. Les ouvriers se rassemblaient pendant les pauses déjeuners pour se le faire lire. Dans les pubs, des lecteurs professionnels sont nés.
Comme quoi, nos langues ne sont pas par essence inférieures à celles que nous vénérons. Même le kirundi que nous aimons à qualifier de pauvre. Et si c’était nous, ses locuteurs qui sont plutôt pauvres ?
Même dans des champs improbables comme la philosophie, quelques pionniers ont exploré les richesses du kirundi, la pensée y véhiculée. Je pense ici à Monseigneur André Makarakiza et sa « Dialectique des Barundi ». Converger Hegel et la pensée d’un murundi lambda par le truchement de sa langue, c’est que sa langue n’a pas, par essence, à pâlir face à l’Allemand.
Depuis la lecture de Ngugi wa Thiong’o, je suis de ces fous qui croient dur comme fer que nous ne devons pas laisser le kirundi couler, au risque d’être traité de jeune squatté par une âme de vieillard.