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Dorcy Rugamba : « Nous sommes les produits de l’Histoire »

Du 6 au 11 février 2023, l’acteur et dramaturge d’origine rwandaise, Dorcy Rugamba, était de passage au Burundi pour animer une formation à l’endroit de 10 jeunes acteurs et actrices au sein de Buja Sans Tabou. On s’est entretenu avec lui sur l’art, l’Histoire de notre région, etc.

Yaga : ce n’est pas la première fois que vous visitez le Burundi. À quand date votre dernière visite et c’était dans quel cadre ?

D.R : c’est très récent, la dernière fois que j’étais au Burundi, il n’y a même pas une année. En effet, lors de la récente édition du Festival Buja Sans Tabou qui n’a pas pu avoir lieu, j’étais venu présenter une pièce de théâtre qui s’appelle Bloody Niggers. C’était une production mixte, rwando-burundaise. On n’a pas pu la présenter à Bujumbura, mais à Kigali, la pièce a été jouée.

Yaga : parmi vos multiples visites au Burundi, il y en a une, en décembre 2013 dans laquelle vous avez participé au Café littéraire Samandari et vous avez animé un atelier d’écriture destiné aux élèves du Lycée Saint Esprit. Vous avez confié à Roland Rugero que « vous avez été surpris par une rencontre en particulier. Celle avec les élèves du Lycée Saint Esprit. La hauteur des points de vue et la diversité des interventions, très argumentées, étaient assez surprenantes pour des jeunes gens et jeunes filles d’à peine seize ans…». Avez-vous eu la même impression quand vous formiez récemment les 10 jeunes comédiens et comédiennes ?

D.R : à l’époque, c’étaient des élèves encore au lycée qui avaient 16 ans, 17 ans, et avaient un point de vue…des choses à dire. Et surtout, ils avaient une façon élaborée de le dire. Et j’ai remarqué cela ici aussi. Les plus jeunes ont 21 ans. J’ai trouvé que certains savent ce qu’ils veulent dans le futur. Ils ont des désirs. Tu remarques que ce n’est pas vraiment un hobby. De surcroît, ils ont déjà l’expérience. C’est vraiment une chance pour le Burundi. Je vois vraiment qu’il y a la relève.

Yaga : restons un peu dans le contexte de l’âge et de l’expérience. Vous avez fondé votre première troupe à 22 ans. Le nom m’échappe un peu…

D.R : Isango (rires)

Yaga : oui, Isango. Pensez-vous qu’on doit se baigner dans le monde artistique très tôt ? Comme ça a été votre cas ?

D.R : je crois que cela dépend des personnalités. Certains vont vite, d’autres prennent leur temps. Il y a des artistes qui vont éclore à l’âge mûr, mais avec une telle expérience et un regard très pointu sur la vie. Cela peut se produire lorsque l’on commence très jeune, sans le matériel ni l’expérience. Un écrivain pourrait être excellent à l’âge de 20 ans, toutefois celui qui a un vécu, en saura beaucoup plus sur la vie. Mais, qu’à cela ne tienne, il y a un proverbe rwandais qui dit  « Nta mukuru nk’umuto waribonye », signifiant que l’on peut avoir 40 ans, sans aucune expérience de la vie, sans jamais avoir traversé des choses signifiantes tandis qu’un autre de 20 ans pourrait avoir vécu tellement d’expériences qui lui ont offert une grande sagesse. C’est ce que veut dire ce proverbe, qu’en somme « la sagesse ne dépend pas du nombre d’années ».

Yaga : en parlant d’expérience Dorcy Rugamba, à un certain moment, vous avez arrêté le théâtre. Vous confiez dans une interview à RFI ceci : « Je ne trouvais plus le sens de mon engagement dans l’art, je me demandais si je jouais un rôle utile et nécessaire à la société, comme l’agriculteur qui nourrit, le médecin qui soigne ou l’instituteur qui éduque. Quelle est l’assomption d’un artiste ? Avoir son nom dans les journaux ou quelque chose de plus discret, une lame de fond qui travaille dans la durée ? ». Pensez-vous qu’un artiste doit impérativement être engagé ?

D.R : je pense qu’un artiste doit trouver la nécessité personnelle, humaine, de pourquoi il fait ce qu’il fait. Pour ma part, à mes débuts, j’avais tellement envie de réussir dans l’industrie (le théâtre maintenant, c’est quelque chose qui est professionnalisé) et  quand on commence, il y a beaucoup d’appelés et très peu d’élus. Je me suis rendu compte que ce désir de notoriété, de réussir, d’avoir des projets dans les grandes maisons,…et puis c’est arrivé très vite et je m’étais perdu en route.

Yaga : voulez-vous dire que ce succès très rapide vous a fait peur en quelque sorte ?

D.R : ce n’est pas tant le succès. En plus, le théâtre n’est pas un art très populaire, comme la musique par exemple. Il y a des arts qui donnent très vite la notoriété. Mais, la réussite de rencontrer un public, rencontrer des producteurs… Je crois que j’ai eu cette crise. Ce n’était pas vraiment une crise existentielle (rires). J’ai eu ce trouble à Chicago où je me disais : « C’est bien, mais ça ne me parle pas… Pourquoi je voulais faire du théâtre, pour parler aux gens, avoir une relation avec un public ? ». J’ai eu l’impression d’être à côté. Et comme chaque chose à un prix, un sacrifice : quand on fait du théâtre par exemple, on est loin de chez soi, de sa famille ; c’est donc du temps qu’on prend au sien. Il m’a semblé, là sur le moment, dans cette nuit, à Chicago, que c’était un prix beaucoup trop cher. 

Yaga : en restant sur le fait de « parler à un public ». Vos pièces de théâtre comme Bloody Niggers, Rwanda 94, etc., abordent le passé. Surtout un passé  que la région des Grands lacs a vécu, mais aussi le continent africain. Est-ce que le passé a du poids sur l’artiste ?

D.R : le passé ne pèse pas sur l’artiste, mais sur le présent. Le présent est une résultante du passé. Même nous, nous sommes des produits de l’Histoire. Les sociétés dans lesquelles nous évoluons sont des produits de l’Histoire. Il est donc quasiment difficile d’appréhender le présent sans savoir d’où il vient et pourquoi ceci est comme ceci, pourquoi cette société marche comme cela, etc. Les réponses sont dans le passé. Cependant, l’artiste ne doit pas s’inspirer que du passé, il doit aussi pouvoir inventer l’avenir, le proposer. Il peut avoir la nostalgie d’un autre monde qui ne serait pas celui-ci. Il doit, dans tous les cas, participer à cette quête de l’avenir.

Yaga : Dorcy Rugamba, pour finir, quel message donneriez-vous aux jeunes artistes burundais qui se cherchent encore ?

D.R : un message pour les jeunes… tout d’abord, il n’existe nulle part où c’est vraiment facile. Si l’on a choisi d’être artiste, il faut accepter de se mettre en conflit avec ses propres parents, sa famille, car ce n’est pas la voie royale. Ce n’est pas comme choisir de devenir médecin, avocat, ingénieur, etc. Il y a des obstacles que l’on devra toujours franchir. Je demanderai dès lors à un jeune burundais de commencer par se questionner : est-ce là réellement ce que je veux faire de ma vie ? Et si cette question n’est pas résolue, elle vous poursuivra. Vous serez remplis de regrets toute votre vie. Mais une fois que l’on a réglé cela avec soi-même, personne ne pourra vous détourner de votre destin. Quelqu’un qui doit écrire, écrira.  

 

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