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Centre Jeunes Kamenge, l’éternel « îlot de paix »

Au milieu des années 90, dans le nord de Bujumbura, voit le jour un centre pour jeunes, indépendamment de leur appartenance ethnique. Un scénario inimaginable dans un pays en proie à la guerre civile. Retour sur l’épopée du Centre Jeunes Kamenge.

Il est 15 heures. Sur le terrain de football du Centre Jeunes Kamenge, le numéro 10 de l’équipe portant un maillot rouge a du mal à se décaler. Les appels du numéro 9 de l’équipe (adverse) portant le maillot vert sont quasi inexistants. Les défenseurs centraux de l’équipe en rouge ne sont pas bien alignés. Normal, ce n’est qu’un entraînement. Tout au long de ce terrain de foot, d’autres jeunes observent tout en lançant des cris et des hurlements. En descendant plus bas vers les bâtiments qui se trouvent au milieu du centre, on croise plusieurs autres jeunes en cours de discussion. Du côté gauche du bâtiment abritant les bureaux du Centre Jeunes Kamenge, il y a un terrain de basketball. Deux équipes s’y affrontent et aucune ne veut céder à l’autre. Tout cela se déroule en l’an 2022.
Mais il y a plus de vingt ans, tout cela semblait bien utopique.

Un paradis en enfer

« Il faut savoir que le Centre Jeunes Kamenge est situé dans un emplacement où se rencontrent quatre zones actuelles : Kamenge, Kinama, Ngagara et Cibitoke. Toutes ces zones, auparavant, avaient le statut de quartiers, et au milieu des années 90, elles étaient à feu et à sang continuellement », raconte M.F, 37 ans. M.F est natif de Kamenge, à quelques patins de maisons du Centre Jeunes Kamenge. Il a grandi aux alentours. Il est d’ethnie Hutu. « J’ai fait l’école primaire Nyabagere qui est tout juste à côté. Lorsque le centre a été créé en 1992, j’étais un gamin. Je n’avais pas encore l’âge pour y intégrer. Le centre acceptait de donner la carte de membre à des jeunes de 14 ans à 30 ans. Mais je vivais à côté. Je voyais presque chaque jour les activités du centre ».

La zone Kamenge dans les années 90 n’était pas à l’abri des attaques : soit de l’armée de l’époque ou des jeunes des quartiers (à l’époque) Cibitoke et Ngagara (taxés de « quartiers des Tutsis »). M.F a été témoin à plusieurs fois de ces attaques : « Des jeunes appelés « Sans échecs » de Ngagara ou de Cibitoke venaient raser nos quartiers Kamenge et Kinama réputés réservés aux seuls Hutus ». Mais face à ces attaques, le Centre Jeunes Kamenge était toujours épargné. Il arrivait que des jeunes se réfugient dans le centre même lors des attaques. M.F témoigne : « Je me rappelle, c’était vers l’an 1995. Il y a eu des attaques. J’étais à l’école primaire située à côté. Nous sommes allés nous réfugier dans le Centre Jeunes Kamenge. Ils nous ont offert la nourriture et après les attaques, ils nous ont accompagné jusque dans nos familles ». Malgré les attaques, les jeunes continuaient à fréquenter ce centre même en étant d’ethnies différentes. « Il pouvait y avoir une attaque la nuit et les jeunes qui le pouvaient, se retrouvaient le lendemain dans le centre. Tu pouvais voir des Tutsis et des Hutus assis ensemble en train de regarder un film, d’autres jouant au football ou au tennis de table sans distinction d’ethnie ».

C’est cette inclusivité du centre, aux mains des Pères Xavériens lors de sa création, qui a marqué toute une génération.

« Un îlot de paix »

« Avant de fréquenter le Centre Jeunes Kamenge, je me disais que c’était un centre créé pour les jeunes hutus seulement. J’ai vu que j’avais tort lorsque j’ai commencé à le fréquenter », témoigne N.P, bientôt 41 ans. Cet homme d’ethnie tutsi vivait dans la zone Cibitoke qui, dans ces années de guerre interethnique, était considérée comme un quartier tutsi. « Nous étions plusieurs jeunes à fréquenter ce centre. Moi, tutsi, venant de Cibitoke, je me retrouvais à regarder un film aux côtés de jeunes hutus de Kinama. Forcément des liens se créent. C’est ainsi que les idées qu’on nous avait inculquées dans nos quartiers ont commencé à se dissiper ». Pour cet homme, le Centre Jeunes Kamenge a été un îlot de paix dans une localité de Bujumbura où les populations ont commencé à s’entretuer du jour au lendemain. « A chaque instant, il pouvait y avoir une attaque et les gens fuyaient. Mais quelques semaines après, nous étions de retour et le centre nous accueillait », témoigne N.P.

A propos des conflits qui existaient entre les différents quartiers et qui pouvaient être transférés dans le Centre Jeunes Kamenge, N.P répond : « Nous avions le souci d’apprendre, de nous amuser. Je n’ai jamais été témoin de tels cas ». Quant à F.M, qui vivait à Kamenge, « c’était toujours des taquineries. Des blagues sans grande importance qu’on se lançait entre nous ». Pour ce trentenaire, le centre a permis des amitiés qui n’auraient pas pu voir le jour : « La plupart des amis d’ethnie Tutsi que j’ai, je les ai eu grâce au Centre Jeunes Kamenge. Et j’en suis particulièrement fier ». F.M et N.P, tous les deux sont d’accord qu’un tel centre a aidé à éviter le pire dans une époque instable. Selon F.M, si l’on avait eu un autre centre comme celui de Kamenge à Kanyosha ou à Musaga et dans d’autres coins du pays, le pire aurait été évité.

En se baladant, aujourd’hui, au Centre Jeunes Kamenge, sur le mur à côté du Secrétariat, vous pouvez apercevoir des cartes appartenant aux membres décédés et qui n’ont pas pu les récupérer : on peut lire leurs noms et la cause de leur décès. Pour l’écrasante majorité, il est écrit « Guerre » comme cause de leur disparition. « C’est un travail de mémoire que le centre tient à redonner au monde », explique une des sœurs qui travaillent dans ce centre.

En 2002, les travaux du Centre Jeunes Kamenge furent reconnus pour la première fois au niveau international. Le Prix Nobel Alternatif pour la Paix (Right Livelihood Award) lui a été décerné « pour son courage et sa compassion exemplaire pour surmonter les divisions ethniques pendant la guerre civile afin que les jeunes puissent vivre et construire ensemble un avenir pacifique ». Cette année (2022), le Centre Jeunes Kamenge souffle sa 31ème bougie. Qui l’y crût ?

 

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