Comment l’Afrique du Sud (RSA) est-t-elle sortie indemne de la tragédie de l’apartheid. Quel est l’apport de Mgr Tutu qui a dirigé la commission Vérité et Réconciliation (CVR) ? Où a-t-il puisé cette force et ce charisme à une époque où l’avenir de la nation « Arc-en-ciel » était plus qu’incertain? Que signifie ce concept d’Ubuntu qui a servi de colonne vertébrale à la réconciliation ? Ce blogueur nous propose une rétrospective sur l’action de ce prélat qui vient de disparaître.
Mgr Desmond Tutu, de vénérée mémoire, était le président de la CVR sud-africaine mise sur pied en 1995 au lendemain de l’abolition de l’apartheid. Cette commission avait pour mission de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme les plus graves commises entre 1960-1994. Mais la RSA n’a pas été le premier à expérimenter ce genre de commissions. L’Argentine en avait déjà fait l’expérience en 1983. L’Ouganda l’avait aussi essayée en 1974 sous le régime d’Idi Amin. Mais la plus médiatique de ce genre de commissions est la CVR sud-africaine créée par le charismatique président Nelson Mandela et confiée à Tutu. Son génie, ses innovations et sa culture proprement africaine fait de cette commission une référence en la matière.
L’Ubuntu, une composante essentielle de la réconciliation
Paraît-il qu’un jour il y a eu une querelle entre Nelson Mandela et Desmond Tutu à propos de cette CVR. Comme la plupart des gens de son parti, Mandela soutenait qu’il fallait « tourner la page » et regarder l’avenir. Tutu, qui le voyait autrement, rétorqua qu’il ne fallait pas « tourner la page sans l’avoir lue » (Melchiore M., Laisse aller mon peuple, in Ethique et société, mai-août 2007, p.131).
Dans le cadre des travaux de la commission, on organisa des séances d’auditions publiques pendant lesquelles les victimes ou leurs proches livraient le récit des abus qu’ils avaient subis. L’accueil et l’écoute étaient perçus comme primordiaux, car le souci était d’établir la vérité afin de rompre avec la culture du secret qui prévalait sous le régime d’apartheid.
Ceci étant, la commission devait chercher des alternatives à la justice pénale avec pour rôle de promouvoir la réconciliation et la vérité. Sous l’égide de Tutu, le fameux principe de la commission « Amnesty for truth » (l’amnistie en échange de la vérité) marqua un tournant décisif. Cela a fait naître une justice réparatrice construite autour du concept d’ubuntu qui est l’un des pivots de la philosophie africaine : la qualité d’humanité dans son essence même. Mgr Tutu a dit à ce sujet : « Qu’il existe une autre forme de justice, une justice réparatrice qui était le fondement de la jurisprudence africaine traditionnelle. Dans ce contexte-là, le but recherché n’est pas le châtiment. En accord avec le concept d’Ubuntu, les préoccupations premières sont la réparation des dégâts, le rétablissement de l’équilibre, la restauration des relations interrompues, la réhabilitation des victimes, mais aussi celle du coupable auquel il faut offrir la possibilité de réintégrer la communauté à laquelle son délit ou son crime ont porté atteinte » (D.TUTU, Il n’y a pas d’avenir sans pardon. Comment se réconcilier après l’apartheid ?, Éd. Albin Michel, Paris 2000, p. 59)
La CVR sud africaine, célèbre pour son initiative
L’expérience sud-africaine nous montre que l’objectif de ces commissions n’est pas d’embellir le passé, encore moins de l’oublier, mais bien d’y confronter la société. La Commission sud-africaine était intéressante dans le sens où elle ne se souciait pas seulement des individus, mais aussi des institutions afin d’élargir les responsabilités y compris des collectivités. Cette commission est la seule commission au monde à avoir adoptée une procédure de vérité pour amnistie. Certes, la CVR sud-africaine a été une des commissions qui, jusqu’aujourd’hui, est considérée comme la plus célèbre dans son initiative de faciliter et promouvoir l’octroi de l’amnistie des actes commis pour des motifs politiques, même devant la société traumatisée par des guerres et soucieuse de la justice et de la vérité.
Le modèle de Mgr Tutu, une boussole et pas une carte.
Certaines expériences africaines des commissions se sont inspirées du modèle de la commission dirigée par Mgr Tutu, pourtant il n’existe pas de modèle idéal, transposable dans toutes les sociétés. Le modèle sud-africain ne pourra pas être une panacée pour d’autres pays ayant la CVR comme par exemple le Burundi. Mais on reconnaît les apports de cette commission. Elle a pu créer des conditions favorables où victimes et bourreaux pouvaient ainsi adhérer à la nouvelle Afrique du Sud. Malgré ses limites, ce miracle sud-africain nous permet de constater qu’il peut y avoir en Afrique une justice réparatrice (restorative justice) construite autour du concept d’ubuntu que nos pays qui ont un héritage douloureux de guerre civile devraient récupérer. Ubuntu, ce grand cadeau que l’Afrique a fait au monde, disait Mgr Tutu, nous montre qu’on est humain à travers d’autres humains. Pour cela, il est encore possible de prendre en compte les besoins des victimes, de réintégrer les coupables qui ont assumé leurs responsabilités et de faire une réparation holistique afin de parvenir à un vivre ensemble.
Finalement, Mgr Desmond Tutu nous laisse un héritage qui nous montre que la réconciliation peut s’ancrer dans les valeurs traditionnelles véhiculées par Ubuntu.